dimanche 10 avril 2022

Visionnage domestique toulousain (100)

Naissance des pieuvres Céline Sciamma (2007)


"Naissance des pieuvres" : la naissance de la féminité, versant cruel

Un premier film renouvelle un sujet sans surprises.

Trois adolescentes dans les vestiaires d'une piscine : c'est le postulat du premier film de Céline Sciamma, 27 ans. Pour prendre le spectateur à contre-pied, refouler tous les clichés et refuser tous les fantasmes générés par ce type de situation. Au départ, il y a deux copines, Anne la grosse et Marie la maigre. Conformes ni l'une ni l'autre aux canons de la séduction, elles ont peur de suer sous les bras, de "puer de la gueule", de dégoûter. Cette radiographie de la naissance de la féminité est placée sous le signe de la cruauté.

Floriane, la troisième, est une belle blonde et un sujet de malentendus. Les garçons tournent autour d'elle, on la prend pour une allumeuse, elle embrasse ses courtisans par convention, fait mine d'assumer son image de lolita mais cache qu'elle est toujours vierge, pétrifiée par un statut social qui ne correspond pas à ce qu'elle est.

Il y aura bisbille entre Anne et Marie, entre autres parce que Marie quitte l'enfance pour découvrir le désir et que le secret objet en est Floriane. Pour se rapprocher d'elle, Marie doit faire semblant : d'être attirée par la natation synchronisée dont Floriane est la reine, d'être intronisée dans le groupe. Pendant ce temps, adulte avant les autres, c'est la bonne grosse qui passe à l'acte avec un garçon, et qui est le dindon de la farce.

Les premières expériences amoureuses des jeunes filles gauches ou avides de métamorphoses, on a vu cela cent fois, sauf qu'ici ce n'est pas tout à fait comme d'habitude. Parce que Céline Sciamma a fait disparaître les adultes du champ, renvoie les garçons aux rôles de figurants, ignore tout ce qui pourrait faire mode. Optant pour l'intemporalité et la stylisation, se jouant des codes comme des "trucs de princesse débiles" et refusant la scène stéréotypée du coming out, elle parle de malentendus, de rétention, de la difficulté de vivre une pulsion homosexuelle à 15 ans.

Naissance des pieuvres aligne sèchement des gestes qui n'autorisent aucun sentimentalisme, aucun jugement. On y enterre son soutien-gorge dans le jardin, on y expédie un crachat dans une bouche, on s'y conduit en sorcière ou en petit soldat discipliné pour la compétition. Mais les ballets nautiques sont un leurre, car l'essentiel est d'apprendre à tomber amoureuse d'une fille.

Jean-Luc Douin

Publié dans le Monde le 14 août 2007 à 18h15

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