vendredi 23 février 2018

«L’humanité se divise en deux catégories : les jeteurs et les gardeurs. C’est de famille.
Quand j’étais enfant, les plus beaux dimanches étaient ceux des virées à la décharge publique (le tas d’or dur). À l’époque, on trouvait encore en pleine campagne des fragments de vies inconnues, entassés comme après un naufrage, mis au rebut, délaissés. Nous avions un prétexte : chercher des seaux en émail, matière première des sculptures de mon père. Mais nous trouvions aussi des poupées aux cheveux pas trop brûlés, des manteaux en poil de bouc, des chaussures rapiécées, des quincailleries et vestiges divers, brandis comme des trophées et aussitôt fourrés dans le coffre de la Méhari. En toute simplicité, nous accordions à ces choses une nouvelle vie. Au plaisir de découvreur que suscitaient ces explorations s’ajoutait le sentiment diffus d’aller à l’encontre d’une règle, de nager à contre-courant, de choquer le bourgeois. Ce que les autres jetaient, nous en faisions des trésors.
Les tas d’ordures ont disparu depuis longtemps, mais on trouve aujourd’hui sur les trottoirs des villes des fragments plus fragiles de la vie des autres. Il suffit d’être attentif et de se promener en regardant par terre. Les bouts de papier qui traînent sont souvent des listes de commissions. Personne ne les convoite, il n’y a qu’à se baisser. Comme il y a des coins à champignons, il y a des coins à listes : autour des supermarchés, bien sûr, mais aussi n’importe où ailleurs, et ce sont là les plus belles trouvailles car plus inattendues.
J’ai le plaisir des listes et de ce qu’elles m’apprennent de l’intimité des gens, avec un voyeurisme atténué par l’anonymat. Tout le monde ou presque écrit des listes, et c’est bien d’écriture dont il est question à travers cette collection. Écrire pour ne pas oublier, écrire sans se surveiller, sans fioritures, tel qu’en soi-même, écrire ce dont on a vraiment besoin.
Les listes de commissions, comme le journal intime, ne sont pas censées être lues. Elles révèlent les manies, les habitudes, le caractère, la graphie et l’orthographe de chacun. On les jette pourtant sans façons (elles sont biodégradables), on les expose de façon impudique aux yeux de tous. Qui s’intéresse à un bout de papier qui traîne ? Cela n’a aucune importance. Et pourtant.
Dès que j’en découvre une, je me dis « ah ! Celle-là je ne l’avais pas ! » Comme pourrait s’écrier un enfant qui collectionne les images Panini. Je me livre ensuite à une parodie d’enquête pour tenter de deviner qui se cache derrière cette écriture. Est-ce un homme ou une femme ? Celui-ci suit un régime, celle-là va faire un gâteau, reçoit-elle de la visite ? Son chat a l’air trop gâté, il est maniaque, elle est étourdie, quel âge a-t-il ?
L’étude que je mène n’est qu’une fiction, un jeu. Je me raconte des histoires. Mais la poésie qui se dégage de ces listes est bien réelle. Ces écritures en disent beaucoup sur nos habitudes communes, nos manies, notre histoire et nos tics. Elles captent une vérité qui me touche.
De cette collection (qui tient dans plusieurs boîtes à chaussures), j’ai extrait quatre-vingt-dix-neuf listes. Chacune a été écrite par un quelqu’un ou une quelqu’une dont j’ai imaginé la vie, les préoccupations et le langage. Ils forment ensemble les personnages de ce livre, ces histoires sont leurs portraits.»

Sinon j'oublie. Clémentine Mélois. Grasset (2017)

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