mardi 16 mai 2017

«QUESTION 98 — LA GÉNÉRATION

[...]

 Article 2 — La génération se serait-elle faite, dans l’état d’innocence, par union charnelle ?
Objections :
1. Selon S. Jean Damascène, le premier homme au Paradis terrestre était " comme un ange ". Mais dans l’état que nous aurons à la résurrection, quand les hommes seront semblables aux anges, " on ne prendra ni femme ni mari " (Mt 22, 30). Par conséquent dans le Paradis non plus il n’y aurait pas eu génération par union charnelle.
2. Les premiers êtres humains furent créés à l’âge adulte. Par conséquent si pour eux la génération avait eu lieu par union chamelle avant le péché, il y aurait eu entre eux union des sexes même au Paradis. Or l’Écriture montre bien que cela est faux.
3. C’est dans l’union charnelle que l’homme devient le plus semblable aux bêtes à cause de la véhémence du plaisir, et c’est pourquoi on fait l’éloge de la continence par laquelle les hommes s’abstiennent de plaisirs de ce genre. Mais si l’homme est comparé aux bêtes, c’est à cause du péché, selon la parole du Psaume (49,21) : " L’homme ne comprit pas quel était son honneur, il ressembla au bétail qu’on abat et lui devint pareil. " Par conséquent il n’y aurait pas eu d’union charnelle de l’homme et de la femme avant le péché.
4. Dans l’état d’innocence il n’y aurait pas eu de corruption. Mais par l’union charnelle il y a corruption de l’intégrité virginale. Par conséquent il n’y aurait pas eu d’union des sexes dans l’état d’innocence.
En sens contraire. 1. C’est avant le péché que Dieu créa l’homme et la femme, comme il est dit dans la Genèse (1, 27 et 2, 22). Or rien n’existe sans raison dans les œuvres de Dieu. Donc, même si l’homme n’avait pas péché, il y aurait eu union charnelle, ce qui est le but de la distinction des sexes.
2. En Genèse (2, 18), il est dit que la femme fut faite pour aider l’homme. Mais cette aide n’est destinée à rien d’autre qu’à la génération, laquelle se fait par union charnelle, car, pour toute autre activité, l’homme pouvait trouver une aide plus adaptée chez un autre homme que chez la femme. Donc, dans l’état d’innocence, la génération se serait faite par union charnelle.
Réponse :
Certains, parmi les anciens Pères, considérant la laideur de la convoitise qui accompagne l’union charnelle dans notre état présent, ont soutenu que dans l’état d’innocence la génération ne se serait pas faite par union des sexes. Ainsi S. Grégoire de Nysse dit que dans le Paradis le genre humain se serait multiplié d’une autre façon, comme se sont multipliés les anges, sans commerce charnel, par l’opération de la puissance divine. Et il dit que Dieu avait créé l’homme et la femme avant le péché, en pensant au mode de génération qui allait exister après le péché, péché que Dieu connaissait à l’avance.
Mais cette opinion n’est pas raisonnable. En effet, les choses qui sont naturelles à l’homme ne lui sont ni retirées ni accordées par le péché. Or il est clair que si nous considérons dans l’homme la vie animale qu’il avait même avant le péché, comme nous venons de le dire, il lui est naturel d’engendrer par union charnelle, tout comme aux autres animaux parfaits. C’est ce que manifestent les membres naturels destinés à cet usage. Et c’est pourquoi il ne faut pas dire qu’avant le péché ces membres naturels n’auraient pas eu leur usage comme les autres membres.
Il y a donc deux choses à considérer dans l’union charnelle par rapport à l’état actuel. Premièrement, ce qui relève de la nature : la conjonction du mâle et de la femelle pour engendrer. Car en toute génération, il faut une vertu active et une vertu passive. Par suite, étant donné qu’en tous les êtres chez lesquels il y a distinction des sexes la vertu active se trouve dans le mâle et la vertu passive dans la femelle, l’ordre de la nature exige que pour engendrer il y ait union charnelle du mâle et de la femelle. On peut considérer un autre point, qui est une certaine difformité de la convoitise immodérée. Celle-ci n’aurait pas existé dans l’état d’innocence, quand les facultés inférieures étaient totalement soumises à la raison. Aussi S. Augustin dit : " Gardons-nous de penser que la génération n’aurait pu avoir lieu sans la maladie de la sensualité. Ces membres-là auraient obéi comme les autres, au gré de la volonté, sans l’aiguillon d’une passion séductrice, dans la tranquillité de l’âme et du corps. "
Solutions :
1. Dans le Paradis l’homme aurait été comme un ange pour ce qui est de l’âme spirituelle, tout en ayant une vie animale selon son corps. Tandis que, après la résurrection, l’homme sera semblable à l’ange, étant devenu spirituel à la fois dans son âme et dans son corps. Aussi ne peut-on appliquer le même raisonnement à ces deux états.
2. Si nos premiers parents n’eurent pas de commerce charnel au Paradis, c’est, dit S. Augustin, parce qu’ils furent chassés du Paradis pour leur péché peu après la formation de la femme ; ou bien parce qu’ils attendirent que l’autorité divine leur fixât un temps pour cela, n’ayant reçu jusqu’alors à ce sujet qu’une prescription générale. 3. Les bêtes n’ont pas la raison. Aussi l’homme devient-il bestial dans l’union charnelle en tant qu’il n’est pas capable de régler par la raison le plaisir de l’union charnelle et le bouillonnement de la convoitise. Mais, dans l’état d’innocence, il n’y aurait rien eu dans ce domaine qui n’eût été réglé par la raison ; non pas, comme le disent certains, que le plaisir sensible eût été moindre. Car le plaisir sensible eût été d’autant plus grand que la nature était plus pure et le corps plus délicat. Mais l’appétit concupiscible ne se serait pas élevé avec un tel désordre au-dessus du plaisir réglé par la raison. Car celle-ci n’est pas chargée de diminuer le plaisir sensible, mais d’empêcher l’appétit concupiscible de s’attacher immodérément au plaisir. Et je dis " immodérément " par rapport à la mesure de la raison. C’est ainsi que l’homme sobre ne trouve pas moins de plaisir que le glouton dans la nourriture qu’il prend avec mesure, mais son appétit concupiscible se repose moins dans ce genre de plaisir. C’est bien ce que suggèrent les paroles de S. Augustin : elles n’excluent pas de l’état d’innocence l’intensité du plaisir, mais l’ardeur de la convoitise et l’agitation de l’âme. C’est pourquoi la continence n’eût pas mérité d’éloges dans l’état d’innocence, et si elle en mérite dans le temps actuel, ce n’est pas parce qu’elle restreint la fécondité, mais parce qu’elle écarte la convoitise désordonnée. Mais alors il y aurait eu fécondité sans convoitise.
4. Selon S. Augustin : en cet état, " le commerce charnel n’eût corrompu d’aucune façon l’intégrité de la femme... ; en effet l’introduction de la semence virile dans le sein de la femme n’aurait pas davantage porté atteinte à l’intégrité de l’épouse que maintenant le flux menstruel à l’intégrité de la vierge... De même que pour l’enfantement, ce ne sont pas les gémissements de la douleur, mais la poussée de la maturité qui aurait dilaté les entrailles de la femme, de même, pour la conception, ce ne sont pas les convoitises de la volupté mais le libre emploi de la volonté qui aurait uni l’une et l’autre nature ".»

Somme contre les Gentils. Tome II : La Création Thomas d’Aquin Flammarion (1999)

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