dimanche 24 août 2014

Talens réunis : textes (7.2)

«Nous avons laissé Ragotin assis sur le pommeau d'une selle, fort empêché de sa contenance et fort en peine de ce qui arriverait de lui. Je ne crois pas que le défunt Phaéton, de malheureuse mémoire, ait été plus empêché après les quatre chevaux fougueux de son père que le fut alors notre petit avocat sur un cheval doux comme un âne ; et, s'il ne lui en coûta  pas la vie comme à ce fameux téméraire, il faut s'en prendre à la fortune sur les caprices de laquelle j'aurais un beau champ pour m'étendre si je n'étais obligé en conscience de le tirer vitement du péril où il se trouve ; car nous en aurons beaucoup à faire tandis que notre troupe comique sera dans la ville du Mans.
Aussitôt que l'infortuné Ragotin ne se sentit qu'un pommeau de selle entre les deux parties de son corps qui étaient les plus charnues et sur lesquelles il avait accoutumé de s'asseoir, comme font tous les autres animaux raisonnables ; je veux dire qu'aussitôt qu'il se sentît n'être assis que sur fort peu de choses, il quitta la bride en homme de jugement et se prit aux crins du cheval qui se mit aussitôt à courre. Là-dessus la carabine tira. Ragotin crut en avoir au travers du corps ; son cheval crut la même chose et broncha si rudement que Ragotin en perdit le pommeau qui lui servait de siège, tellement qu'il pendit quelques temps aux crins du cheval, un pied accroché  par son éperon à la selle et l'autre pied et le reste du corps attendant le décrochement de ce pied accroché pour donner en terre, de compagnie avec la carabine, l'épée et le baudrier, et la bandoulière. Enfin le pied se décrocha, ses mains lâchèrent le crin et il fallut tomber ; ce qu'il fit bien plus adroitement qu'il n'avait monté. Tout cela se passa à la vue des carrosses qui s'étaient arrêtés pour le secourir ou plutôt pour en avoir le plaisir.»

Le Roman comiquePaul Scarron. Flammarion (1981)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire