«La passion du marquis étant un peu refroidie par la jouissance, il fit réflexion sur la sottise qu'il alloit faire s'il exécutoit la parole qu'il avoit donnée à Lucrèce. Outre le tort qu'il faisoit à sa maison en se mésalliant, il voyoit tous ses parents animés contre lui, qui lui feroient perdre les grands biens sans lesquels il ne pouvoit soutenir l'éclat de sa naissance. Il voyoit, d'un autre côté, que, si Lucrèce plaidoit contre lui en vertu de sa promesse de mariage, cela lui feroit une très fâcheuse affaire : car, outre que ces sortes de procès laissent toujours quelque tache à l'honneur d'un honnête homme, à cause qu'il est accusé en public de trahison et de manquement de parole, les événements en sont quelquefois douteux, et avec quelque avantage qu'on en sorte, ils coûtent toujours très cher. Il se résolut donc d'user de stratagème pour se tirer de ce mauvais pas où son amour trop violent l’avoit engagé.Pour cet effet il mena sa maîtresse à la foire Saint- Germain, et, lui disant qu'il lui vouloit donner le plus beau cabinet d'ébène qui s'y trouveroit, il la pria de le choisir et d'en faire le prix. Elle fit l'un et l'autre, et de plus elle le remercia de sa libéralité. Le marquis prit le soin de le lui faire porter chez elle ; mais auparavant il commanda secrètement au marchand d'y faire des clefs doubles, dont il garda les unes par-devers lui et il fit livrer les autres à Lucrèce avec le cabinet. Soudain qu'elle eut ce présent, elle y serra avec joie ses plus précieux bijoux, et ne manqua pas surtout d'y mettre sa promesse de mariage qu'elle avoit du marquis.
Quand il fut sur son départ, ayant dessein de retirer sa promesse, il alla chez Lucrèce à une heure où il savoit qu'elle n'étoit pas au logis ; il y entra familièrement comme il avoit accoutumé, et, feignant d'avoir quelque chose d'importance à lui dire, il demanda permission de l'attendre dans sa chambre. Etant là, il se trouva bientôt seul, et alors, avec la clef qu'il avoit par-devers lui, il ouvrit le cabinet, et, trouvant la promesse, s'en saisit, sans que Lucrèce, quand elle fut arrivée, s'aperçût d'aucune chose. Elle n'avoit même reconnu ce vol que peu de jours avant ce procès que venoit de former Villeflatin contre Nicodème, et n'en avoit pas encore soupçonné le marquis ; mais quand elle vit que son absence duroit, qu'il ne lui écrivoit point et que sa promesse étoit perdue, elle ne douta plus de sa perfidie. Dans son déplaisir, elle ne trouva point de meilleur remède à son affliction que d'entretenir avec plus de soin ses autres conquêtes. Or, comme il falloit qu'elle se mariât avant qu'on s'aperçût de ce qu'elle avoit tant de sujet de cacher, elle commença à s'affliger moins du zèle indiscret de son voisin, qui lui cherchoit un mari malgré elle par les voies de la justice.
Elle attendit donc avec patience le succès de cette affaire, raisonnant ainsi en elle-même que, si elle gagnoit sa cause, elle gagnoit un mari dont elle avoit grand besoin, et si elle la perdoit, elle pourroit dire (comme il étoit vrai) qu'elle n' avoit point approuvé cette procédure et qu'on l' avoit commencée à son insu, ce qu'elle croyoit être suffisant pour mettre son honneur à couvert. Aussi bien il n'étoit plus temps de délibérer; la promptitude du procureur avoit fait tout le mal qui en pouvoit arriver ; la matière étoit déjà donnée aux caquets et aux railleries; il falloit voir seulement où cela aboutîroit.
Villeflatin, la revenant voir le soir, lui dit qu'elle lui donnât sa promesse. La honte ne l'ayant pas encore fait résoudre, elle fit semblant de l'avoir égarée et lui dit même qu'elle craignoit qu'elle ne fût perdue. Vous auriez fait là (reprit-il) une belle affaire. Or sus, trouvez-la au plus tôt, cependant que ce mariage est arrêté; il ne peut passer outre au préjudice de nos défenses ; mais la faudra bien avoir pour la faire reconnoître. Dites-moi cependant : n'a-t-il point eu d'autres privautés avec vous, n'y a-t-il point eu de copule ? Dites hardiment ; cela peut servir à votre cause. Dame, en ces occasions il faut tout dire ; on n'y seroit pas reçu par après.
Lucrèce rougit alors avec une confusion qui n'est pas imaginable et qui l'empêcha de faire aucune réponse. Elle fut tellement surprise de cette grosse parole, qu'elle fut toute prête à lui avouer son malheur, dont elle croyoit qu'il se fût déjà aperçu, de la sorte qu'il la traitoit. Elle l'alloit prier en même temps de s'entremettre auprès de son oncle et de sa tante pour obtenir le pardon de sa faute. Villeflatin crut que sa rougeur venoit de ce qu'il lui avoit demandé assez crûment une chose dont un homme plus civil que lui se seroit informé avec plus d'honnêteté ; de sorte que, sans la presser davantage, il la loua de sa pudeur, lui disant : Soyez aussi sage à l'avenir comme vous avez été jusqu'ici, et vous reposez sur moi de cette affaire.»
Le Roman Bourgeois. Antoine Furetière. Editions Gallimard (1981)
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