«A peine nous fûmes sur la mer que j'en sentis les effets, mais encore plus la nouvelle proposition que nous fit notre patron, nous demandant plus qu'il n'avait été d'accord avec le valet de chambre de ma soeur, fondant la justice de sa demande sur le danger où il s'exposait pour nous servir. Pelletier, qui était au désespoir de s'être trompé sur la bonne opinion qu'il avait eue de ce patron, entra en furie contre lui et voulait que le premier marché tînt. Mais comme le patron avait de son côté la force en main, et qu'avec ses raisons bonnes ou méchantes,il ajoutait les menaces de nous jeter à la mer, ou de nous débarquer dans quelques île déserte, je dis à Pelletier de se taire, et, avec cent pistoles davantage, j'imposai silence au patron, l'assurant que je le récompenserais encore mieux quand il nous aurait passés en France, ce qu'il promit de faire.
Nous naviguâmes avec assez de bonheur et nous eûmes le vent favorable durant les premières six heures, après lesquelles il nous prit une telle bonace que nous n'avancions presque pas. Sur le soir, nous découvrîmes un brigantin, et notre patron, ayant peur que ce fût quelque corsaire turc, aborda au pied de quelques rochers qui sont sur la côte de Toscane où il nous enseigna un endroit où nous pouvions nous débarquer et être en sécurité, en cas qu'il fût obligé de se défendre. Et ensuite, côtoyant toujours ces rochers,il commença à connaître que c'était un brigantin de Ginobès. Ainsi nous continuâmes notre route avec toujours le même calme jusqu'à Monaco, qu'il s'éleva tout d'un coup une tempête dont ma soeur se trouva extrêmement malade de l'agitation de la mer, qui était telle que nous aurions fait naufrage, si notre patron n'eût été un habile homme de mer.
Comme la peste était dans le voisinage de Civita-Vecchia, d'où nous venions, et que nous ne pouvions pas nous débarquer en aucun lieu, pour n'avoir aucun passeport de santé, nous mîmes pied à terre à Monaco, où, avec quelques pistoles que nous donnâmes, nous obtînmes des billets, quoique faux, qui nous servirent pour la Ciotat en Provence, où nous débarquâmes, notre patron n'ayant pas voulu aller à Marseille, pour quelques différents qu'il disait avoir eus dans cette ville. Ce qui fut un bonheur pour nous, puisqu'il nous empêcha par ce moyen de donner dans les felouques et dans les galères que le Connétable avait envoyées à notre poursuite, et qui, ne nous ayant point rencontrées en mer, par le tour extraordinaire que notre patron avait fait, qui, comme j'ai déjà dit, était fort expert, étaient allés en plusieurs ports, et de là à Marseille, où infailliblement, elles nous auraient rattrapées, si nous eussions eu des passeports pour y aborder.
Enfin, après une navigation de neuf jours, étant arrivés heureusement à la Ciotat, nous nous y reposâmes quatre heures, après quoi nous montâmes sur des chevaux que nous avions loués, et, cheminant toute la nuit,nous arrivâmes de bonne heure à Marseille, où je m'informai du logis de M. Arnous, intendant des galères, espérant qu'il aurait un passeport pour moi, que j'avais fait demander à Sa Majesté, avant que de partir de Rome, et, apprenant qu'il était extrêmement malade, je crûs être obligée de lui aller rendre visite. Je le fis aussi, et, après lui avoir dit qui j'étais, et lui avoir témoigné le déplaisir que j'avais de le voir en l'état où je le trouvais, je lui demandai s'il avait pas quelque lettre à me donner de la part du Roi. Et m'ayant répondu avec assez de peine, à cause d'une apoplexie qui lui était tombée, il me donna un paquet fermé, où je trouvais un passeport et une lettre de Sa Majesté avec une autre de M. de Pomponne pour M. de Grignan, lieutenant du Roi dans la Provence, par laquelle il le chargeait particulièrement de me recevoir à Aix et de m'assister de son autorité, et généralement de tout ce qu'il pouvait m'offrir.»
Mémoires d'Hortense et de Marie Mancini : Mémoires de Marie Mancini. Mercure de France : Le temps retrouvé (1987)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire