samedi 23 août 2014

Projet Poubelle-bis (18)

«- Toi et moi, nous sommes conscrits. Quarante ans, Auguste, c'est l'âge où on est aimé des jeunes filles.
- Pas au village, monsieur Milan. Il faut savoir comment les choses se passent par ici. Une mignonne, une délicate, une qui rit avec les yeux (ça vous serre le coeur), une qui se moque de vous en montrant les dents et en secouant ses cheveux, une vraie belle, tout le monde la veut. C'est bien normal, c'est tellement beau une belle fille. Elle n'a que l'embarras du choix. Alors elle prend un homme qui lui fera la vie facile, un fonctionnaire, un employé de banque, un gendarme ou bien le fils d'un propriétaire, - enfin un homme qui ne l'obligera pas à travailler, qui la laissera dormir tant qu'elle voudra, qui ne se fâchera pas si, à midi, en rentrant du travail, il la trouve encore au lit ; il se réjouira, au contraire, en pensant qu'elle est toute chaude sous les draps.
- Toute chaude, répète Milan.
- Mais elle ne veut pas d'un jardinier qui n'a même pas de terre à lui, qui cultive le jardin des autres qui l'obligera à se lever à l'aube pour faire la soupe et soigner les bêtes, qui lui demandera même, par les grandes sécheresses, de l'aider à arroser. D'un homme qui lui ôtera, en un an, dix ans de jeunesse.
- Ici, monsieur Milan, les plus belles sont comme des plumes, comme du duvet, le vent les emporte tout de suite, et, pour les hommes comme moi, il ne reste que les os. Je ne veux pas d'un os.»

Les mauvais coups. Roger Vailland. Editions du Sagittaire (1948)

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