samedi 9 août 2014

Talens réunis : textes (1)




«Destin continuait ainsi son histoire, quand on entendit tirer dans la rue un coup d'arquebuse et tout aussitôt jouer des orgues. Cet instrument, qui peut-être n’avait point encore été ouï à la porte d'une hôtellerie, fit  courir aux fenêtres tous ceux que le coup d'arquebuse avait éveillés. On continuait toujours de jouer des orgues, et ceux qui s'y connaissaient remarquèrent même que l'organiste jouait un chant d'église. Personne ne pouvait rien comprendre à cette dévote sérénade, qui pourtant n'était pas encore bien reconnue pour telle. Mais on n'en douta plus quand on ouït deux méchantes voix, dont l'une chantait le dessus et l'autre râclait une basse. Ces deux voix de lutrin se joignirent aux orgues, et firent un concert à faire hurler tous les chiens du pays. Ils chantèrent : Allons, de nos voix et de nos luths d'ivoire, ravir les esprits, et le reste de la chanson. Après que cet air suranné fut mal chanté, on ouït la voix de quelqu'un qui parlait bas, le plus haut qu'il pouvait, en reprochant aux chantres qu'ils chantaient toujours la même chose. Les pauvres gens répondirent qu'ils ne savaient pas ce qu'on voulait qu'ils chantassent. 
- Chantez ce que vous voudrez, répondit à demi haut la même personne ; il faut chanter, puisqu'on vous paye bien. 
Après cet arrêt définitif les orgues changèrent de ton, et on entendit un bel Exaudiat, qui fut chanté fort dévotement. Personne des auditeurs n'avait encore osé parler, de peur d'interrompre la musique, quand la Rancune, qui ne se fût pas tu dans une pareille occasion pour tous les biens du monde, cria tout haut: 
- On fait donc ici le service divin dans les rues ? 
Quelqu'un des écoutants prit la parole, et dit que l'on pouvait proprement appeler cela chanter Ténèbres. Un autre ajouta que c'était une procession de nuit ; enfin tous les facétieux de l'hôtellerie se réjouirent sur la musique, sans que pas un d'eux pût deviner celui qui la donnait, et encore moins à qui ni pourquoi. Cet Exaudiat avançait toujours chemin, lorsque dix ou douze chiens, qui suivaient une chienne de mauvaise vie, vinrent à la suite de leur maîtresse se mêler parmi les jambes des musiciens ; et comme plusieurs rivaux ensemble ne sont pas longtemps d'accord, après avoir grondé et juré quelque temps les uns contre les autres, enfin tout d'un coup ils se pillèrent avec tant d'animosité et de furie, que les musiciens craignirent pour leurs jambes, et gagnèrent au pied, laissant leurs orgues à la discrétion des chiens. Ces amants immodérés n'en usèrent pas bien ; ils renversèrent une table à tréteaux qui soutenait la machine harmonieuse, et je ne voudrais pas jurer que quelques-uns de ces maudits chiens ne levassent la jambe et ne pissassent contre les orgues renversées, ces animaux étant fort diurétiques de leur nature, principalement quand quelque chienne de leur connaissance a envie de procéder à la multiplication de son espèce

Le Roman comique. Paul Scarron. Flammarion (1981)




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