«Mon ami, vous m'avez empêchée de mourir, et vous me tuez, en me laissant dans une inquiétude qui bouleverse mon âme. Je n'ai point eu de vos nouvelles mercredi, le chevalier d'Aguesseau non plus ; et il a été chez toutes les personnes qui auroient pu en avoir. Ah, mon Dieu ! que je me connoissois peu ! que je vous disois mal, lorsque je vous assurois que mon âme étoit fermée au bonheur, au plaisir ; qu'elle ne connoîtroit plus de grand malheur, et que je n’avois plus rien à craindre ! Hélas ! je ne respire pas depuis mercredi. Je vous vois malade ; j'ai une secrète terreur qui m'effraie. Quelle affreuse disposition vous me faites retrouver ! ce mercredi, ce samedi, ces horribles jours qui ont fait l'espoir et le désespoir de ma vie deux ans de suite ! Mais seriez-vous assez mal pour oublier que vous êtes aimé avec passion ? et si vous vous en êtes souvenu, comment avez-vous manqué de me faire donner de vos nouvelles ? ne saviez-vous pas que c'étoit livrer mon ame à une douleur mortelle, que de me faire craindre pour vous ? Mon ami, si vous avez pu m'éviter ce que je souffre, vous êtes bien coupable ; et il me semble qu'un pareil tort devroit bien me guérir ; mais, mon Dieu ! est-on libre? Puis-je me calmer, me refroidir, selon ma volonté et même d'après la vôtre ? Ah ! je ne puis que vous aimer et souffrir : voilà le mouvement, le sentiment de mon cœur; je ne puis l'arrêter ni l'exciter, mais je voudrois mourir. — J'ai des pensées qui sont un poison actif ; mais il n'est pas encore assez prompt, si j'apprends demain que vous êtes bien malade; et si je n'apprenois rien, j'aurois trop vécu. Non, cela est impossible, vous aurez pensé à moi, j'attends donc, mais c'est en tremblant ; c'est avec une impatience qui n'a jamais été sentie que par une âme aussi passionnée que malheureuse. Oh ! Diderot a raison : il n'y a que les malheureux qui sachent aimer. Mais, mon ami, cela ne vous soulage pas si vous souffrez ; et lorsque vous êtes calme, vous n'y attachez pas grand prix. Eh bien! je vous aime, et je n'ai pas besoin de votre sentiment, pour que mon cœur se donne, s'abandonne à vous.»
Je vous aime avec excès, folie, transport et désespoir (Lettre LV). Julie de Lespinasse. André Versailles Editeur (2010)
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