«Légèrement de profil, il considère avec plus que de l'attention, avec une concentration qui se marque sur sa bouche, ses sourcils, son front, ses joues, la chanteuse qui vient d'entrer en scène, suivie de sa jeune suivante. Elle semble assez belle, bien que, de si loin, sur un théâtre mal éclairé par des chandelles, on ne puisse guère débrouiller ce qui tient à la beauté de la femme et ce qui relève des mouches, des fards, de la poudre, des crèmes, des sourcils peints, du tour de tête, des cheveux vrais, des cheveux faux, de l'éventail, du décolleté, des paniers, de l'or, des brillants, des perles vraies et des perles fausses. C'est égal : le petit orchestre vient d'attaquer lorsqu'elle est entrée un ritornello si émouvant, avec deux lignes de violons qui ne cessent de s'effleurer et de dissoner l'une contre l'autre, si délicieusement qu'on en frissonne. On fermerait volontiers les yeux pour mieux écouter et pour retrouver en soi-même l'exquise volupté de ce que l'on entend. Lorsque l'orchestre se pose enfin sur un bel accord mineur, la dame ouvre sa bouche, et c'est dommage. Sa voix a dû être belle, elle l'est encore presque, mais plus tout à fait. Le Sénateur est d'accord avec moi : je le vois à ses lèvres ; c'est décidément par là que cet homme se trahit. Nous avons tous ainsi une petite partie de notre visage ou de notre corps par laquelle nous laissons filtrer des choses que nous voudrions vraiment garder cachées, ou que même nous avons à peine pressenties : un coin de lèvre qui sourit quand elle ne devrait pas ; une ride près des yeux, ou pire, d'un seul ; quelque chose sur la joue qu'on ne surveille pas, et qui tremble ; ou bien les mains. Heureusement la plupart des gens regardent mal.»
Stradella. Philippe Beaussant. Editions Gallimard (1999)
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