vendredi 12 septembre 2014

Talens réunis : textes (16)


«Deux hommes occupent un salon au décor disparate. Peu de mobilier à l’exception d’un grand canapé, qui prend presque toute la place et dans lequel Broc est affalé. Son compagnon, Bric, s’affaire ici et là, un chiffon à poussière à la main. Soudain Broc lance d’une voix troublée :
- Elle tourne !
Bric, qui lui tourne le dos, demande :
- Qui ?
Broc agacé, répond, comme s’il s’agissait d’une évidence :
- Ma tête, tiens !
Bric continue son ménage tout en poursuivant la conversation :
- T’as des vertiges ?
- Sais pas, sans doute.
Habitué aux jérémiades de son compagnon, Bric ne s’en émeut pas.
- Allonge-toi, ça passera.
- Peux pas, c’est pire ! J’ai l’impression d’être sur un bateau en pleine tempête. Tout tangue tellement et s’enroule autour de moi, comme si j’étais sur un manège, que j’ai la sensation que je vais exploser.
Sur le même ton monocorde ne trahissant aucune inquiétude, Bric conseille tout en continuant à épousseter quelques bibelots :
- Si tu ne peux pas te coucher, lève-toi doucement comme ça, et il mime un lever difficile puis, se tournant vers Broc, il ajoute :
- Tu veux que je t’aide ?
Excédé Broc s’agace :
-Non ! Non ! je ne peux pas ! Si je réussis à me mettre debout, je suis sûr que je vais m’affaler sur le carrelage. Ce sera pire.
Bric est revenu à ses occupations.
- Qu'est-ce que tu veux alors ? J’appelle un médecin ? Il parait que les vertiges peuvent être causés par des problèmes aux oreilles...
- Pour ce que tu en sais...
- Sûr j’en sais rien mais la terre tourne aussi et depuis déjà longtemps, alors, pour ce qui est de ta tête...
Broc lève les bras au ciel en s’écriant :
- J’avais pas pensé à ça ! La terre tourne, c’est vrai, et nous tournons avec elle, sans nous en rendre compte. Peut être bien que mon malaise provient du fait que, tout à coup, j’ai voulu tourner plus vite qu’elle. Qu’est-ce que t’en dis ?
- Absurde !
Répond Bric en haussant les épaules. Broc s’énerve :
- Alors explique-moi !
- Mais il n’y a rien à expliquer. C’est comme ça, c’est tout ! Au fait, ta tête tourne toujours ? 
Non ou en tous cas, pas aussi vite qu’avant. Elle continue à tourner mais au rythme de la terre de sorte que je n’en ai pas conscience.
-Bon si tu vas mieux, lève-toi et fais quelque chose !
Broc étonné, regarde Bric.
- Pourquoi et que veux-tu que je fasse ? Si j’entreprends quoi que ce soit, je n’arriverai pas à ressentir les vibrations de la terre qui tourne et pour moi, c’est important. Je suis persuadé que si je me concentre bien, le moment viendra où je percevrai ce mouvement qui nous entraîne malgré nous.
Bric, fataliste, constate :
- Tous les prétextes te sont bons pour ne rien faire.
Vexé, Broc, rétorque, véhément :
- Contrairement à ce que tu crois, je fais quelque chose et de la plus haute importance, je te le répète.
- Tu peux toujours t’accrocher à ton canapé, tu ne t’apercevras de rien, ironise Bric.
- Evidemment, avec toi qui n’arrêtes pas de t’agiter dans tous les sens, comment veux-tu que je me concentre ?
Bric ricane :
- Réfléchis un peu. Comment saurions-nous que la terre tourne si on ne nous l’avait pas appris ? Comment en aurions-nous conscience s’il n’y avait pas le jour et la nuit ? Et même si tu faisais le tour du monde, crois-tu que tu t’en apercevrais ? Tu tracerais seulement un cercle qui te ramènerait seulement au point de départ sans te permettre de discerner que tu as réellement tourné en même temps que la terre.
- C’est bizarre ce que tu dis. J’ai pas tout compris.
- Bizarre peut être, mais certainement tout aussi vrai que de rester immobile sur ton canapé ne te prouvera rien. La terre tourne, c’est une évidence, paraît-il, et on le croit parce qu’on nous l’a dit, mais ce n’est peut être qu’une théorie que nous n’avons jamais vérifiée. C’est comme Dieu, tu crois ou pas en son existence mais tu ne l’as jamais vu. 
- Tu mélanges tout.
Broc porte un index à son front en regardant Bric et le tourne sur sa tempe.
Bric s’approche de lui et martèle en agitant le chiffon :
- Non, parce que la religion dit que c’est Dieu qui a créé la terre et peut être que gamin, il aimait jouer aux billes. Ce pourrait être pour ça que la terre tourne. Ce que je veux dire, c’est que nous croyons à un tas de choses dont on nous a persuadé qu’elles sont vraies et nous n’avons pas cherché plus loin. Donc, Dieu existe, le diable et les sorcières aussi, puis la terre tourne, comme ta tête.
- Mon vieux Bric, tu délires !
- Non, en réalité, je m’en fous !
- Tu t’en fous ?
- Parfaitement et complètement et je vais te faire une confidence, ça ne m’empêchera pas de dormir.
- C’est tout ce que ça te fait que je soit malade ?
- Mais non imbécile, je ne parle pas de toi mais de la terre et tout ça !
- Ah bon, je préfère !
Broc se tait quelques instants, songeur, puis reprend :
- Pourtant, ce serait grave, tu crois pas, si la terre un jour s’arrêtait de tourner ?
- Ben elle s’arrêterait de tourner ! Qu’y pourrions-nous ?
- Tu te rends compte, il ferait toujours nuit ou jour, chaud ou froid, ce ne serait plus normal !
- Parce que tu penses qu’elle tourne rond la terre en ce moment ?
- J’en sais rien mais en tous cas, elle tourne, apparemment du moins.
- Peut être mais pas rond ! On dirait qu’elle marche sur la tête.
- Mais elle ne peut pas marcher puisqu’elle tourne.
- Parce que toi, tu ne peux pas tourner en marchant, peut être...
- Si, bien sûr, mais la terre n’a ni jambe, ni pied.
- Qu’est-ce que tu en sais ?
- Rien mais je suppose si je me fie aux images que nous en avons. Elle est entièrement ronde et...
- Et pas plate mais qui te dit que les volcans ne sont pas des moteurs qui la poussent dans un sens ou dans un autre selon le bon vouloir du Dieu Pilote ? Qui peut t’affirmer que la lune et le soleil ne s’en servent pas comme d’une balle de tennis et ne la balancent pas dans l’univers au gré de leur jeu ?
Bric époussette énergiquement un tableau tandis que Broc le regarde éberlué. Il émet des sons étranges avant de parvenir à articuler difficilement : 
- On nage complètement dans la science fiction, mais admettons que ce que tu racontes soit vrai, ne crois-tu pas que nous le saurions, qu’on nous l’aurait dit ?
- Parce que toi, tu vérifies toujours tout ce qu’on t’affirme ?
- Sûrement pas !
- Alors tout est possible !
- Tout de même...
- Tu manques seulement d’imagination, voilà !
Broc s’agite sur le canapé. Il ne semble pas convaincu. Hésitant, il lâche :
- Ah bon ?
- Oui parfaitement ! Tu es trop terre à terre !
- C’est rigolo ça !
- Quoi ? 
- Que tu me dises que je suis trop terre à terre !
- Pourquoi ?
- Parce que généralement, tu trouves que je suis trop souvent dans la lune.
- Alors, c’est pour ça que tu avais la tête qui tournait.
- Faudrait savoir, c’est ma tête qui tourne ou la terre ?
- Les deux, mon ami !
Broc fait des gestes désordonnés sur le canapé, sans se lever. il râle.
- Avec tous tes raisonnements sans queue ni tête, tu vas finir par me faire perdre la boule.
Bric s’arrête d’astiquer et se fige.
- Ben tu vas mieux à ce que je vois. Dis-moi, maintenant que j’ai fini le ménage, qu’est-ce qu’on fait ?
- Rien !
- Comment ça, rien ? On va pas tout de même rester là à attendre que l’heure tourne ?
- C’est devenu une véritable obsession chez toi ! Depuis que j’ai la tête qui a un peu tourné, tu vois tout tourner !
- Pas spécialement, mais l’heure c’est sûr. Je vois bien les aiguilles faire le tour du cadran. Pas toi ?
- Si, et en les regardant, j’ai conscience que la terre tourne aussi. 
- Et ça te sert à quoi ?
- A tourner avec elle. C’est suffisamment fatigant pour n’avoir pas, en plus, besoin de faire autre chose.
Bric va d’un côté à l’autre désorienté. Le ton goguenard, il lance :
- Si tu le dis... Tu permets que je m’assoie près de toi ? Ainsi nous attendrons patiemment que la terre continue à tourner jusqu’à ce que nous mourions. Ca devrait aller assez vite. Sans manger et sans boire, sans dormir aussi, nous ne devrions pas en avoir pour longtemps à tourner. L’effort nous épuisera rapidement.
Un long silence s’installe durant lequel Bric et Broc sont assis côte à côte sur le canapé, immobiles. Puis bric se met à bouger la tête dans tout les sens, les mains jointes entre ses genoux serrés. Il a manifestement du mal à rester en place. Il interroge Broc :
- Tu ne trouves pas que c’est long de tourner sans rien faire d’autre ?
- Tais-toi ! J’essaie de capter les vibrations.
- Lesquelles ?
- Celles que produit la terre en tournant.
- Tu es sûr de te sentir parfaitement bien ? Moi j’ai soif. Je crois que je vais aller...
- Tais-toi, bon sang, et ne bouge pas ! Il me semble sentir de légers picotements dans la plante des pieds.
- Pas étonnant depuis le temps que tu restes assis. Ce ne sont pas des vibrations mais simplement des fourmis.
- Décidément, il faut que tu trouves des explications à tout ! Qu’est-ce que viennent foutre des fourmis dans cette affaire ? Nous ne sommes pas assis sur une fourmilière mais sur un canapé. Si moi j’ai la tête qui tourne, chez toi, ça ne tourne pas rond dans la tienne.
Bon, bon !... Calme-toi. D’accord, nous sommes installés sur un canapé et comme il y a longtemps  que tu as les jambes pliées, la circulation sanguine ne s’effectue plus correctement et ça explique que tu ressens des picotements. Lève-toi et ça passera.
- Tu ne comprends décidément rien ! Je te dis depuis tout à l’heure que si je me mets debout, je tombe. De plus, je t’affirme percevoir les vibrations de la terre qui tourne, rien à voir avec des fourmis dans les pattes !
Bric se lève, se gratte le crâne puis dit, sentencieusement : 
- Certes... Mais si tu dis vrai, alors crois-moi, c’est grave !
- Pourquoi ? s’étonne Broc
- Parce que si tes sismographes pédestres te démangent, ça signifie qu’il va y avoir une catastrophe imminente, un tremblement de terre, peut être, ou un tsunami. Nous devrions rapidement sortir de la maison de crainte qu’elle nous tombe dessus.
- Tu ne me crois pas, c’est ça ?
- Oh si, mais ça ne m’empêchera pas d’aller boire un verre d’eau ! On ne sait jamais, vaut mieux en profiter tant qu’il y en a d’à peu près potable parce qu’avec toute cette pollution, il pourrait se faire qu’il qu’il n’y en ait plus, surtout si la terre cesse de tourner.
Broc ne semble pas comprendre la moquerie et enchaîne :
- C’est vrai ça, l’humain n’est pas très raisonnable. Dis Bric, tu ne trouves pas étrange cette manie, qu’il a de détruire tout ce qui contribue à son bien-être ? C’est comme si je cassais à coups de masse cette maison que j’ai construite de mes mains alors qu’elle m’abrite des intempéries.
- Manquerait plus que ça ! A ce propos, je te rappelle, en passant, que tu n’en es pas propriétaire mais seulement mon locataire.
- Comme tous les hommes de la terre ! conclut Broc.
- Si tu veux, concède Bric, qui poursuit :
- Mais eux, en plus, scient la branche sur laquelle il sont assis. La chute risque d’être rude mais rassure-toi, tu ne risques rien. Le canapé est costaud et je ne suis pas certain que tu saches te servir d’une scie.
Broc, faisant comme s’il n’avait entendu qu’une partie de la réponse :
- Oui, tu as tout à fait raison, l’homme se suicide sans s’en rendre compte.
- C’est bien le problème même si la terre continue à tourner, comme les idées dans ta caboche. Elle a tourné bien avant que l’homme n’apparaisse et il est probable qu’elle continuera bien après, avec ou sans lui. 
- Et oui, pourtant elle tourne , comme l’a dit Galilée, constate d’un ton rêveur Broc.
Bric s’apprête à sortir mais avant il lance :
- Bon mon vieux, c’est bien tout ça mais j’ai autre chose à faire. permets-moi de te laisser tourner avec la terre mais attention, ne perds pas la tête ! Moi je vais boire un coup !
Et il s’en va. Broc reste seul dans le salon vissé sur le canapé. il rit puis chuchote sur le ton de la confidence :
- Ah ce pauvre Bric, il y a vraiment quelque chose qui tourne pas rond chez lui, il ne comprend jamais rien à rien ! N’empêche, j’en suis débarrassé et je vais pouvoir dormir, enfin !
Broc s’allonge sur le canapé, puis, brusquement, relève la tête juste le temps de déclarer :
Après un bon somme réparateur, je m’occuperai en regardant les mouches voler...»

De bric et de broc extrait de Nouvelles d’un quotidien ordinaire. Gilbert Marquès (2010)

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