mercredi 29 octobre 2014

Proposition

«Lorsque je considère  le produit des beaux-arts, je ne saurais m'empêcher de gémir sur la partialité que la nature a montrée ! Un peintre, un graveur peuvent faire deux ouvrages qui les enrichissent, ou du moins qui les mettent dans l'aisance, et l'homme de lettres, dont les sublimes productions sont infiniment au-dessus des tableaux et des gravures, reste pauvre, même en réussissant ! Rousseau est resté pauvre, après l'Émile, après l'Héloïse, deux sublimes tableaux ! Et d'ou vient-il ?... Ah ! je le sais ! C'est que le gouvernement, insensible à la gloire des lettres, à l'avantage qu'elles procurent, tolère les infâmes contrefacteurs qu'il devait punir des galères, ou d'une condamnation aux travaux publics... Réunissez-vous, gens de lettres, contre ces misérables, contre ces brigands ! Demandez justice de ces destructeurs de votre gloire, de ces dévastateurs de votre subsistance!...
Mais nombre d'entre vous n'ont-ils rien à se reprocher ? Que voit-on journellement ? Des paresseux, avides de gain, s'emparer des productions d'autrui ; les remettre en recueils, les uns sous une forme d'almanach ; les autres sous celle d'une bibliothèque entière ! Quel moyen facile de s'enrichir, sans talent, sans mérite, sans travail, tandis que le véritable auteur languit ! Je proposerais au gouvernement, de faire des anciens auteurs excellents, la récompense des auteurs vivants remplis de mérite, laborieux et sans fortune : ainsi l'on donnerait à celui-ci Corneille ; à celui-là Racine ; Molière, à l'un ; le Télémaque à un autre ; La Fontaine appartiendrait à vie à tel écrivain ; Voltaire serait le partage de quatre, etlrst*. Et si un contrefacteur s'avisait de les voler, l'auteur propriétaire aurait son recours non seulement contre lui, mais contre tous les débitants qui vendraient la contrefaçon. Il serait tenu de donner son édition à un prix fixe. Mais le contrefacteur serait puni corporellement, outre l'amende, qui deviendrait considérable, par la contribution que seraient obligés d'y faire tous les débitants. Voilà un moyen de soutenir la littérature et les lettres !»

Les Nuits de Paris ou le spectateur nocturneRétif de la Bretonne. Gallimard (1986)


* Et le reste...

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