jeudi 16 octobre 2014

«Les élus, bien sûr, ne perçoivent rien autour d'eux ; et c'est tout juste s'ils peuvent encore se percevoir eux-mêmes, quand s'enclenchent les résurgences des anciens mécanismes qui les aidaient autrefois à vivre. Pour eux, cueillir des fleurs, c'est les avoir cueillies, constituer un bouquet qui, non seulement ne se fane  jamais, mais invisible, suggère des combinaisons, des gammes de teintes toujours renouvelées, impossibles, possibles ; couleurs vues à vrai dire assez défraîchies ; couleurs inventées, rutilantes, qui s'ajoutent, somptueuses, enrichissent le paysage d'une luxuriance insoupçonnée, tout en renforçant le mauvais goût, la convention dont le principal mérite est d'esquisser, par des interférences de détail dont je ne puis me dispenser, des poses truquées, des trompe-l'oeil qui semblent sur le point de faire basculer le sens apparent, préétabli (l'apparence de sens, médiocre, où chacun doit se fourvoyer...) dans un sens tout autre, susceptible de tout remettre en question, où je ne bascule pas encore... tandis que je foule à mon tour cette pelouse, m'approchant de la jeune fille, attirant son intention vers le combat dont elle est l'enjeu, combat dont je vais sortir vainqueur ou vaincu, peu importe. Combat à l'issue imminente, ou même consommée, d'après les carquois vides, la clairière abandonnée, les progrès de l'incendie à la lisière des arbres, "... maintenant, il est trop tard..." et surtout le sang vermeil qui s'écoule le long des poitrines nues, transpercées par les deux dernières flèches.»

Les Aventures d'une jeune filleJean-Edern Hallier. Editions du Seuil (1963)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire