mercredi 1 octobre 2014

«Il faut dire à l'éloge de Laurence et Joan, que l'un et l'autre commencèrent bientôt à apprécier Pnine à sa valeur exclusivement pninienne, et cela en dépit du fait qu'il se manifestait plus comme esprit frappeur que comme locataire. Il fit quelque chose d'irrémédiable à son nouveau radiateur, et, sombrement, déclara que ça n'avait pas d'importance et que, bientôt, ce serait le printemps. [...] Il menait une intrigue passionnée avec la machine à laver de Joan. Bien qu'il lui fût défendu d'en approcher, on l'y reprenait vingt fois par jour. Rejetant toute prudence et tout respect humain, il l'alimentait de tout ce qui était à sa portée, son mouchoir, les torchons de cuisine, un tas de shorts et de chemises apporté en contrebande depuis sa chambre, pour le simple plaisir de regarder par le hublot ce qui semblait être la culbute sans fin d'une bande de dauphins atteints de tournis. Un certain dimanche, se croyant seul, il n'avait pu résister, et, par pure curiosité scientifique, avait tendu à la puissante machine une paire de souliers de toile à semelles de caoutchouc, tachés par l'argile et l'herbe, pour qu'elle jouât avec ; les souliers s'étaient mis en marche, avec un affreux bruit arythmique, pareils à une armée sur un pont, ils étaient revenus semelles en moins, et Joan avait surgi de son petit salon de derrière l'office, et s'était écriée avec tristesse : "Encore Timofei ?" Mais elle lui avait pardonné, et elle aimait rester assise en sa compagnie, devant la table de la cuisine, à manger des noix ou à boire du thé.»

PnineVladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire