«Ça fait pas mal de temps que je suis né.
Ça fait, à la fois, très longtemps et ça fait très peu de temps. Je ne suis pas encore arrivé à comprendre ce qui m'est arrivé. Il me reste très peu de temps pour comprendre ce que je n'ai pas encore compris et je ne pense guère pouvoir y parvenir. Je ne suis point parvenu non plus à admettre l'existence et à m'admettre moi-même. Je ne vois rien au-delà de ces êtres et de ces choses qui m'entourent et qui me paraissent des énigmes, ou à peu près. Je m'entends difficilement avec les uns ou les autres, ou pas du tout, ou rarement, puisque je ne m'entends pas avec moi non plus. Les satisfactions que j'ai cherchées pour combler une vie, un vide, une nostalgie et que j'ai obtenues ont réussi parfois, mais si peu, à cacher le malaise existenciel. Elles m'ont distrait mais elles ne peuvent plus le faire. Les douleurs, chagrins, échecs, m'ont semblé toujours plus vrais que les réussites ou le plaisir. J'ai toujours essayé de vivre mais je suis passé à côté de la vie. Je crois que c'est ce que ressentent la plupart des hommes. Je n'ai pas su m'oublier. Pour m'oublier, il faut oublier non seulement ma propre mort, mais oublier que ceux que l'on aime meurent, et que le monde a une fin. L'idée de la fin m'angoisse et m'exaspère. Je n'ai été vraiment heureux que saoul. Hélas, l'alcool tue la mémoire et je n'ai gardé que des souvenirs brumeux de mes euphories. La vie est malheur. Cela ne m'empêche pas de préférer la vie à la mort, exister à ne pas exister, car je ne suis pas sûr d'être une fois que je n'existerai plus. exister étant la seule manière d'être que je connaisse, je m'accroche à cette existence, car je ne puis m'imaginer, hélas, une manière d'être hors de l'existence.»
Journal en miettes. Eugène Ionesco. Mercure de France (1967)
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