«Rokk allait d'un pas vif. Le ciel déversait sa chaleur torride à travers la frondaison des saules. Rokk éprouvait une sensation douloureuse dans tout son corps qui aspirait à se plonger dans l'eau. Il longeait, à présent, des broussailles de bardane, sur sa droite, et, chemin faisant, il cracha sur elles. Aussitôt, dans les profondeurs de cet enchevêtrement inextricable de branchages, un bruissement se fit entendre ; on aurait dit que quelqu'un y traînait une poutre. Pendant un bref instant, Alexandre Sémionovitch ressentit un désagréable pincement dans la région du coeur, il tourna sa tête vers les broussailles et regarda avec étonnement. Depuis deux jours déjà, il ne parvenait plus aucun son de l'étang. Le bruissement se tut ; par dessus les bardanes apparut, alléchante, la surface de l'étang ainsi que le toit gris de la cabine de bain. Quelques libellules tournoyèrent devant Alexandre Sémionovitch. Déjà il voulait obliquer vers la passerelle en bois lorsque, tout à coup, le bruissement se fit entendre à nouveau dans la verdure ; il fut accompagné d'un bref sifflement, on aurait dit un jet d'huile et de vapeur qui s'échappait d'une locomotive. Alexandre Sémionovitch dressa l'oreille et se mit à scruter du regard le mur épais des plantes adventices.
- Alexandre Sémionovitch ! - c'était la femme de Rokk qui l'appelait à ce moment précis ; sa blouse blanche apparut, disparut, puis apparut de nouveau parmi les framboisiers. Attends-moi, moi aussi, je vais me baigner.
En hâte, elle venait vers l'étang ; mais Alexandre Sémionovitch ne lui répondit pas, les yeux rivés sur les bardanes. Un rondin grisâtre et olivâtre avait surgi des broussailles, et il s'élevait à vue d'oeil. Il sembla à Alexandre Sémionovitch qu'il était parsemé de taches jaunâtres et humides. A force de s'étirer, en se tordant et en frémissant, il finit par dépasser le faîte d'un saule rabougri et noueux... Puis le sommet de ce fût se cassa et s'infléchit un peu ; Alexandre Sémionovitch était à présent surplombé par quelque chose qui, par sa hauteur, rappelait les réverbères de Moscou ; seulement ce quelque chose était à peu près trois fois plus épais que les poteaux en question, et beaucoup plus joli qu'eux, du fait de son tatouage squameux. Encore incapable de rien comprendre, mais déjà glacé d'effroi, Alexandre Sémionovitch leva les yeux vers le haut de l'horrible poteau et, pendant quelques secondes son coeur s'arrêta de battre. Il lui sembla que, soudain, que le gel avait fait irruption au beau milieu de cette journée d'août, et sa vue s'obscurcit à tel point qu'il avait l'impression de regarder le soleil à travers son pantalon d'été.
Il se trouva qu'à l'extrémité du rondin, il y avait une tête. Elle était aplatie, pointue et ornée d'une tache ronde, jaune sur fond verdâtre. Perchés au sommet du crâne, les yeux étroits, ouverts, sans paupières, avaient une expression glaciale, et, dans ces yeux, on voyait étinceler une haine absolument inouïe. Comme si elle voulait mordre l'air, la tête fit un mouvement saccadé, puis le poteau rentra tout entier dans la bardane ; il ne restait plus que les yeux : sans ciller ils regardaient Alexandre Sémionovitch.»
Les Oeufs fatidiques. Mikhaïl Boulgakov. L'Âge d'homme (1987)
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