mardi 10 juin 2014

«Je me souviens bien du trois-mâts russe, le tout blanc. il a fait cap sur le goulet à la marée de tantôt. Depuis trois jours, il bourlinguait au large de Villers, il labourait dur la houle... Il avait de la mousse plein ses focs... Il tenait un cargo terrible en madriers vadrouilleurs, des monticules en pleine pagaye sur tous les ponts, dans les soutes rien que de la glace, des énormes cubes éblouissants, le dessus d'une rivière qu'il apportait d'Arkangel exprès pour revendre dans les cafés... Il avait pris dans le mauvais temps une bande énorme et de la misère sur son bord. ... On est allés le cueillir nous autres avec papa du petit phare jusqu'au bassin. L'embrun l'avait tellement drossé que sa grande vergue taillait dans l'eau... Le capitaine, je le vois encore, un énorme poussah, hurler dans son entonnoir, dix fois fort encore comme mon père ! Ses lapins, ils escaladaient les haubans, ils ont grimpé rouler là-haut tous les trémats, la toile, toutes les cornes, les drisses jusque dessous le grand pavillon de Saint-André... On avait crû pendant la nuit qu'il irait s'ouvrir sur les roches. Les sauveteurs voulaient plus sortir, y avait plus de Bon Dieu possible... Six bateaux de pêche étaient perdus, le "corps marin" même, sur le récit de Trotot il avait rué un coup trop dur, il était barré dans les chaînes... Ca donne une idée du temps.»

Mort à crédit. Louis-Ferdinand Céline. Gallimard (1952)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire