«Puis un jour de printemps se leva. Les pommiers fleurissaient sur les pentes des collines, et leurs couronnes, sous la brise, ressemblaient à des cloches qui se balancent. Je fermais les yeux pour entendre leur son de velours. Et puis je les ouvris et j'aperçus Lucie en blouse bleue, une pioche à la main. Elle regardait en bas vers la vallée, et elle souriait.
J'observais ce sourire, et je me concentrais avidement dans sa lecture. Est-ce possible ? Jusqu'ici, l'âme de Lucie avait été une fuite continuelle, fuite devant le passé et devant l'avenir. Tout lui faisait peur. Le passé et l'avenir étaient pour elle des maelströms. Elle s'accrochait avec angoisse au canot percé du présent, labile refuge.
Et voilà qu'aujourd'hui elle sourit. Sans motif. Juste comme ça. Et ce sourire m'annonçait qu'elle regardait l'avenir avec confiance. Et je me sentais comme un navigateur débarquant après des mois sur un rivage. J'étais heureux. Adossé à un tronc biscornu, j'avais refermé les paupières. J'écoutais la brise et le chant des pommiers blancs, j'entendais les trilles des oiseaux et ces trilles des oiseaux et ces trilles se transformaient devant mes yeux fermés en mille lumières que portaient d'invisibles mains comme pour une fête. Je ne voyais pas ces mains, mais j'entendais les tons aigus des voix et il me semblait que c'étaient des enfants, un cortège gai d'enfants... Soudain sur mon visage, une main s'est posée. et une voix : "Vous êtes si bon, monsieur Kostka..." Je n'avais pas rouvert les yeux. Je n'avais pas bougé la main. Je voyais toujours les voix de petits oiseaux changées en farandole de lampions, j'entendais toujours tintinnabuler les pommiers. Plus faible, la voix s'achevait :"Je vous aime..."
Peut être aurais-je dû attendre cet instant, et puis m'en aller très vite, puisque ma tâche était remplie. Mais avant de comprendre quoi que ce soit, la faiblesse me paralysa. Nous étions tout seuls dans ce paysage ouvert, au milieu des pauvres pommiers ; j'embrassai Lucie et m'étendis avec elle dans le lit de la nature.»
La Plaisanterie. Milan Kundera. Gallimard (1985)
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