À cette époque Camila devait déjà lui avoir enseigné l'insignifiance, la futilité de certains sentiments sinon dérivés des mots du moins contenus dans la nomenclature et qui ne se laissent pas plus définir par le langage qu'ils ne peuvent se soustraire à son influence ; il avait appris comment des sentiments que le sujet lui-même reconnaît avec le même mot adoptent une toute autre modalité quand ils se réfèrent à des personnes et des circonstances différentes et comment il ne faut parler d'aucun d'eux sans évoquer le complément indispensable qui le provoque ; il était arrivé à voir en Camila (et à le voir dans toute sa vacuité) le moulage de l'autre moi, dont il était si loin de pouvoir soupçonner l'ultime nature ; il savait que tant que son père vivrait dans la maison - accumulant des données pour augmenter le vaste matériel du "Mémoire sur les murs", sans avancer d'un pas dans sa rédaction - il ne pourrait plus écrire un seul vers - si tant est qu'il eût réussi à en écrire un - ; il était certain d'avoir épuisé sa curiosité, et, quant aux rats, un tel passe-temps n'était qu'une forme de dissimulation, un leurre pour lui-même dicté par une vieille ambition éleuthérique, sans aucun support réel, qui à ce moment de sa vie se bornait à la confirmation.»
Une Méditation. Juan Benet. Editions Passage du nord-Ouest (2007)
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