lundi 1 juin 2015

«Martine choisit des fruits décrépits, effroyables, des chevaux qui depuis longtemps ont cessé de s'ébahir des sites de l'enfer, charroient les marchandises que les fabriques livrent en ville ; des boulangers ambulants, au visage bien doré, en blouse blanche, s'égosillent et jonglent avec les brioches, les jetant très haut, les rattrapant au vol et les faisant tourbillonner encore ; à cette fenêtre encadrée de glycines, quatre télégraphistes en liesse boivent, trinquent, lèvent la coupe à la santé des promeneurs ; notre célèbre virtuose en calembours, un vieux goinfre à toupet, en culottes de soies rouges, dévore en se brûlant les doigts des gaufres frites devant le kiosque aux Petits-Etangs ; voici qu'un volet s'entrouvre dans les nuages et aux sons d'un orchestre à vent, un soleil pommelé court par les rues en pente, risque un œil dans les ruelles ; les passants marchent vite, cela sent le tilleul, la carburine, la poussière mouillée ; le jet d'eau inextinguible près du mausolée du capitaine Songe arrose copieusement dans sa chute cet officier en pierre, le bas-relief à ses pieds d'éléphant et les roses qui se balancent ; les yeux baissés, Martine rentre au logis, le filet bondé, et derrière elle, à trois pas, trottine un freluquet à cheveux blonds...»

Invitation au suppliceVladimir Nabokov. Éditions Gallimard (1960)

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