«Que mon parler en est plus court : Car le magasin de la mémoire, est volontiers plus fourni de matières que n'est celui de l'invention. Si elle m'eût tenu bon, j'eusse assourdi tous mes amis de babil : les sujets éveillant cette telle quelle faculté que j'ai de les manier et employer, échauffant et attirant mes discours. C'est pitié : je l'essaie par la preuve d'aucuns de mes privés amis : à mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté : s'il ne l'est pas, vous êtes à maudire ou l'heur de leur mémoire, ou le malheur de leur jugement. Et c'est chose difficile, de fermer un propos, et de le couper depuis qu'on est arrouté. Et n'est rien, où la force d'un cheval se connaisse plus, qu'à faire un arrêt rond et net. Entre les impertinents même, j'en vois qui veulent et ne peuvent se défaire de leur course. Cependant qu'ils cherchent le point de clore le pas, ils s'en vont balivernant et traînant comme des hommes qui défaillent de faiblesse. Surtout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passées demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites. J'ai vu des récits bien plaisants, devenir très ennuyeux, en la bouche d'un seigneur, chacun de l'assistance en ayant été abreuvé cent fois.»
Les Essais : Des Menteurs. Montaigne. Librairie Générale Française (2002)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire