«Il fallait oublier, car il était impossible de continuer à vivre avec la pensée que cette gracieuse, fragile et tendre jeune femme avec ces yeux, ce sourire, jardins et neige en arrière-plan, avait été transporté en wagon à bétail jusqu'au camp d'extermination, pour y être tuée d'une injection de phénol dans le cœur, dans ce doux cœur qu'on avait entendu battre sous ces lèvres dans le crépuscule du passé. Et puisque le mode exact de sa mort n'avait pas été enregistré, Mira continuait à mourir un grand nombre de morts dans votre pensée, à subir un grand nombre de résurrections, seulement pour recommencer à mourir un grand nombre de fois, emmenée par une infirmière, pour une inoculation de saleté, de tétanos, de verre pilée, pour être gazée dans une fausse installation de douches remplie d'acide prussique, ou pour être brûlée vive dans un trou, sur des fagots de hêtres imprégnés d'essence. Selon l'enquêteur, avec qui Pnine s'était entretenue par hasard, à Washington, une seule chose était certaine : trop faible pour travailler (mais elle avait encore eu la force de sourire, mais elle avait encore pu venir en aide aux autres femmes juives), elle avait été désignée pour la mort, et elle était passée au crématoire quelques jours seulement après son arrivée à Buchenwald, dans une région boisée du Grosser Ettelsberg, car tel est son nom sonore. C'est à une heure seulement de Weimar où se promenaient Goethe, Herder, Schiller, Wieland, l'inimitable Kotzebue, et d'autres. - Aber warum ? (mais pourquoi ?) gémissait le Dr Hagen, l'âme la plus douce du monde, pourquoi mettre cet horrible camp si près ?»
Pnine. Vladimir Nabokov. Editions Gallimard (1962)
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