«Il faut lire la série d'entretiens qu'un certain Jules Huret a eu l'excellente idée de faire en 1891 avec les célébrités de l'époque : Enquête sur l'évolution littéraire. Un bilan sans précédent sur l'état des lieux à la fin du siècle. L'étiage des humeurs et le moral des troupes. Renan trône haut et facilement par-dessus la médiocrité générale. Il a toutes les raisons du monde de penser le plus grand mal des littérateurs contemporains. Il va tout juste mourir dans un an et pour lui les écrivains de son temps ne pèsent pas lourd. Évidemment, on ne peut pas lui demander d'avoir lu Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud (qui disparaît en 1891 précisément) ou Lautréamont. Ou Dostoïevski. Ni d'avoir pris au sérieux ce qu'écrivait Flaubert. Ou Balzac. Ceux qui restent sont assez désolants, il faut l'avouer. Jules Huret les a classés dans de curieux couloirs qui indiquent une certaine lucidité : Psychologues, Symbolistes-Décadents, Naturalistes, Parnassiens-Mages... Huret est très étonné, il le dit, de l'inaptitude de la plupart "aux abstractions, aux développements ou même au simple langage des idées". Il est stupéfait en somme de leur paresse. Les temps modernes commencent, c'est à dire la désinformation des écrivains par rapport à la pensée. Leur prétention de poètes approximatifs. Leur vanité crasse de romanciers spontanés et naturels. Il y a Anatole France, Jules Lemaître, René Ghil qui a fondé "L'École évolutive instrumentiste" aux positions progressistes et qui conseille l'art altruiste "militant" pour le "Mieux intellectuel et moral". Il y a Zola qui est en train d'achever de faire grimper ses Rougon et ses Macquart dans l'arbre de l'hérédité et qui attaque les symbolistes réactionnaires au nom de la science et le progrès. Il y a Gustave Geoffroy qui annonce que le roman va "devenir en partie socialiste, socialiste dans le sens très étendu et très élevé du mot"... Paul Bonnetain qui renchérit : la littérature de demain "serait purement socialiste que je n'en serais pas surpris. Pas fâché non plus".»
Le XIXe siècle à travers les âges. Philippe Muray. Editions Denoël (1999)
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