«La domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, dont l'être (esse) est un être perçu (percipi), a pour effet de les placer dans un état permanent d'insécurité corporelle, ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d'abord par et pour le regard des autres, c'est à dire en tant qu'objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d'elles qu'elles soient "féminines", c'est à dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées. Et la prétendue "féminité" n'est souvent pas autre chose qu'une forme de complaisance à l'égard des attentes masculines, réelles ou supposées, notamment en matière d'agrandissement de l'ego. En conséquence, le rapport de dépendance à l'égard des autres (et pas seulement des hommes) tend à devenir constitutif de leur être.
Cette hétéronomie est le principe de dispositions comme le désir d'attirer l'attention et de plaire, désigné parfois comme coquetterie, ou la propension à attendre beaucoup de l'amour, seul capable, comme le dit Sartre, de procurer le sentiment d'être justifié dans les particularités les plus contingentes de son être, et d'abord de son corps. Sans cesse sous le regard des autres, elles sont condamnées à éprouver constamment l'écart entre le corps réel, auquel elles sont enchaînées et le corps idéal dont elles travaillent sans relâche à se rapprocher. Ayant besoin du regard d'autrui pour se constituer, elles sont continûment orientées dans leur pratique par l'évaluation anticipée du prix que leur apparence corporelle, leur manière de tenir leur corps et de le présenter, pourra recevoir (de là une propension plus ou moins marquée à l'auto-dénigrement et à l'incorporation du jugement social sous forme de gêne corporelle ou de timidité).»
La Domination masculine. Pierre Bourdieu. Editions du Seuil (1998)
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