«R. m'apparaît dans la plupart de mes rêves, sous sa propre forme ou sous une autre forme, cachée, comme si elle voulait ne pas se montrer, mais je la découvre et je l'identifie. Elle est là, l'interlocuteur par excellence, comme une ombre, parfois grondeuse et critique, parfois la conscience, parfois comme un adversaire redoutable. Mais elle est là. Ainsi dans ce jardin desséché, ainsi sur cette place, ainsi me grondant devant ce mur qu'elle juge laid, ainsi sur ces champs en pente et stériles et sombres, ainsi sous ce ciel sans lumières. Il est évident qu'elle partage mon destin, que je le veuille, que je ne le veuille plus, que je le veuille moins. Depuis, si longtemps, depuis si longtemps, elle le dit elle-même. Cela ne peut être autrement, ou tout se détruit. Amour ou possession ? Mais elle ne veut pas me conduire, elle m'accompagne, s'efforçant simplement d'empêcher que je m'égare. D'empêcher ce qu'elle croit être m'égarer. Le mot indépendance est un égarement ; qu'elle ne soit plus avec moi, c'est cela m'égarer. Qu'elle ne soit plus avec moi, elle se sentirait égarée elle-même, perdue dans un monde chaotique, un monde qui aurait perdu ses assises.»
Journal en miettes. Eugène Ionesco. Mercure de France (1967)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire