«Te rappelles-tu, dit soudain la femme, ce soir récent où tu m'as embrassée en sachant que quelque chose nous séparait ? Une idée m'était venue à cet instant-là, une idée sans aucune importance, mais qui n'était pas toi, et cela me fit mal soudain de savoir qu'elle ne pouvait être toi. J'étais incapable de te le dire, de sorte que d'abord je souris de toi, de savoir que tu l'ignorais en croyant être tout près de moi, puis je n'ai plus voulu te le dire et j'ai été fâchée de voir que tu ne le sentais pas tout seul, de sorte que tes caresses ne me trouvaient plus. Je n'osais pas te prier de me laisser, puisqu'en réalité ce n'était rien, qu'en réalité j'étais près de toi ; et pourtant c'était là, c'était comme une ombre indistincte, l'idée que je pouvais être loin de toi, sans toi. T'est-il arrivé aussi de sentir soudain toutes les choses se dédoubler, pleines et sûres comme on sait qu'elles sont et en même temps pâles, douteuses, effrayées comme si l'autre les considérait en cachette et déjà d'un oeil étranger ? J'aurais voulu te prendre, te ramener de force à moi, puis te repousser et me jeter à terre, à l'idée que cet instant avait été possible....
- Etait-ce donc le jour où... ?
- Oui, le jour où je me suis mise soudain à pleurer sous toi ; tu as cru que c'était par un désir trop intense de faire pénétrer mon coeur plus profond que le tien. Ne sois pas fâché, il fallait que je te le dise, et je ne sais pourquoi, ce n'était qu'une imagination, mais si pénible : je crois que c'est cela qui ma rappelé G. Qu'en penses-tu ?
L'homme avait posé sa cigarette et s'était levé. Leurs regards s'agrippèrent l'un à l'autre; et ils eurent cette oscillation crispée du corps que l'on voit à deux acrobates debout côte à côte sur une corde.»
Noces. Robert Musil. Editions du Seuil [1972]