Dans «Aftersun», «le drame, c'est le passage du temps»
Anaïs Bordages 2023 Slate
Avec son montage patient et inventif, cette chronique de vacances progresse vers une secousse émotionnelle dont on peine à se remettre.
Quand on raconte pour la énième fois une histoire déjà bien familière, il est impossible de toujours coller à la même version des faits. Les détails changent. L'ordre des événements est modifié. Un geste anodin se voit attribuer a posteriori une toute nouvelle signification. C'est un peu ce qui se produit devant Aftersun, qui même après plusieurs visionnages, conserve une qualité immatérielle et insaisissable. L'histoire en apparence anecdotique d'un souvenir de vacances révèle très graduellement une abondance d'émotions et d'interprétations sous-jacentes.Du casting à la musique d'Oliver Coates, en passant par les costumes ou la photographie de Gregory Oke, le premier long-métrage de Charlotte Wells est un accomplissement total. Révélé par la Semaine de la critique à Cannes en mai 2022, le film enchaîne depuis les distinctions, et a même reçu une nomination aux Oscars (dans la catégorie Meilleur acteur pour Paul Mescal). En France, où il est sorti en salle le 2 février, sa popularité ne cesse de s'accroître grâce à un puissant bouche-à-oreille.
On y suit, en 1997, les vacances en Turquie d'un jeune père célibataire et sa fille de 11 ans. C'est un film dans lequel on pourrait dire que rien ne se passe, mais tout se joue. Sophie, coincée entre l'enfance et l'adolescence, se trouve à un moment charnière de sa vie. Elle commence à ressentir les premiers frémissements du désir romantique, mais aussi, sans pouvoir y poser des mots, percevoir le profond mal-être existentiel que son père Calum a de plus en plus de peine à dissimuler.
Dans Aftersun, tout revêt un nouveau sens a posteriori. Car dès le premier plan, filmé avec un vieux caméscope sur le point d'être rembobiné, on décèle que le film est, pour sa grande majorité, un souvenir. Avec une progression délicate et parfaitement calibrée, Aftersun glisse lentement vers une secousse émotionnelle finale dont on peine à se remettre. Et c'est en partie grâce à la collaboration étroite entre Charlotte Wells et son monteur Blair McClendon. «Le drame du film, c'est simplement le passage du temps», résume ce dernier, qui cite Edward Yang ou Chantal Akerman (souvent caractérisés par la lenteur de leur style) en références.
Raconter la mémoire
Du procès de Rashōmon à l'amnésie du personnage principal de Memento, nombreuses sont les œuvres qui abordent la question de la mémoire. Le plus souvent, les souvenirs et moments du passé sont illustrés à l'écran par des flashbacks, soulignés par un effet sonore ou visuel qui les sépare du reste de l'intrigue: une image ternie, floutée ou en noir et blanc, voire, dans les exemples les moins subtils, un son de harpe (ou dans le cas de la série Lost, un bruit de réacteur d'avion). Il y a aussi les thought cuts, ces coupes rapides que l'on retrouve dans les œuvres de Jean-Marc Vallée, et qui évoquent plutôt la fugacité des pensées intrusives et des souvenirs refoulés.
Pour Blair McClendon, quand on parle de mémoire au cinéma, «il y a Alain Resnais [Hiroshima mon amour, ndlr], et il y a tout le reste». Lors de son travail sur Aftersun, le monteur a soigneusement évité les clichés, en s'accrochant à une idée cruciale: celle que le cinéma est toujours au temps présent. «En réalité, dans un film, on ne peut pas mettre quelque chose au passé. Même si on fait un flashback, l'image est quand même au présent. Et je pense que beaucoup de représentations de la mémoire m'agacent parce qu'elles essaient de forcer un temps passé, alors qu'il n'y en a pas.»
La puissance d'Aftersun, un film qui suggère plus qu'il ne montre, provient ainsi de sa subtilité. Charlotte Wells fait confiance à son public pour déceler lui-même les enjeux intimes des personnages, et se refuse à fournir des réponses prémâchées. «Si beaucoup de bonds dans le temps tombent à plat au cinéma, c'est parce qu'ils essaient d'utiliser la mémoire pour expliquer quelque chose. Mais personnellement, aucun de mes souvenirs ne m'a jamais aidé à expliquer quoi que ce soit», s'amuse Blair McClendon.
La réalisation pudique du film, qui observe souvent les personnages dans le reflet d'une table ou derrière une vitre, s'accompagne d'un montage patient. En s'attardant sur chaque image, le rythme langoureux permet de prêter attention aux plus infimes détails et changements d'attitude, et ainsi, de mieux comprendre ce qui se joue sous la surface.
Tôt dans le film, alors qu'ils viennent d'arriver à leur hôtel et que Sophie commence à s'endormir, Calum s'isole sur le balcon et allume une cigarette. Filmé de dos, il se met à danser légèrement, perdu dans ses pensées. La caméra, d'abord concentrée sur Sophie, opère un zoom très lent sur Calum, et reste fixée sur la silhouette du trentenaire. Blair McClendon explique que ce plan était capital pour «enseigner au public la manière dont il doit regarder ce film, indépendamment des autres films qu'il aurait vus avant. Ce que ça nous dit, c'est qu'il faut bien se concentrer sur lui. Notre mission ici, c'est juste de le regarder.»
Une musique parfaitement déployée
L'utilisation libre du son, qui entremêle les dialogues et les bruits d'une scène avec les images d'une autre, amplifie la rêverie mélancolique qui se dégage du film. La musique, quant à elle, nous plonge immédiatement dans la nostalgie des années 1990 (attention, des interprétations spontanées de la «Macarena» ont été observées pendant certaines projections), et confère un sens supplémentaire aux interactions entre les personnages.
Dans un moment doux-amer entre le père et sa fille, «Tender», célèbre chanson de rupture de Blur, illustre la difficulté à s'extirper d'une peine incontrôlable («get through it»). «Losing My Religion» de REM est utilisé dans une scène de karaoké déchirante, qui souligne la déception de Sophie et la déconnexion mentale de Calum.
Le film atteint son apogée émotionnelle lors d'une scène à couper le souffle, qui fait s'entrechoquer le souvenir et le temps présent autour d'une danse entre le père et sa fille. Au cours du montage, Charlotte Wells a tenté d'accompagner la scène avec «Under Pressure», le célèbre morceau de Queen et David Bowie –sans penser qu'il s'agirait d'un choix définitif. «À la base, c'était juste pour rire, raconte Blair McClendon. Et puis on a regardé la scène, et malheureusement [rires], on s'est immédiatement dit: “Oh. C'est ça le film, en fait.”»
Le monteur raconte qu'ils ont longtemps hésité avant de conserver la chanson pour de bon. «Le danger pour nous, c'était qu'“Under Pressure” n'est pas vraiment une petite chanson anonyme [rires]. Donc dès que le morceau commence, on se retrouve en compétition avec toutes les associations que tout le monde a déjà avec cette chanson. Je pense que le film de Charlotte est ambitieux sur plein de points, mais ça, c'était son choix le plus directement ambitieux. Parce qu'on devait être capables de faire quelque chose qui soit à la mesure de cette chanson. Si on n'y arrive pas, alors c'est juste une chanson. Et si c'est juste une chanson, alors on n'a pas vraiment de raison de la mettre là.»
D'autant plus que le morceau, qui date de 1981, s'éloigne ostensiblement des tubes des années 1990 qui ponctuent le film. Encore un accident heureux, mais signifiant pour Blair McClendon: «C'est le morceau qui est plus proche de son époque à lui. D'une certaine manière, le morceau comble le fossé entre eux.»
Une fin dévastatrice
Si cette séquence musicale restera sans doute la plus citée du film, elle ne doit pas éclipser son superbe plan final. Le monteur cite cette ultime image comme une de celles qui n'ont jamais cessé de l'émouvoir tout au long du processus. «Je me souviens qu'en voyant ce plan, je me suis dit: “C'est là que je ressens quelque chose. Et si je dois regarder quoi que ce soit après ça, je vais être très contrarié.» En un dernier mouvement de caméra, Charlotte Wells rassemble les différents lieux et temporalités du film. Et nous laisse avec une dernière envie: celle de rembobiner le film, et tenter de l'élucider une fois de plus.
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