samedi 14 mars 2020

«Alors, de temps en temps, une main simplement émergeait du groupe : le garçon arrivait, emportait les grès vides et en rapportait d’autres et bientôt la conversation, s’épaississant de plus en plus, ne roulait plus que sur ce qu’ils venaient de boire, leur ivresse, sur leur soif, sur leur bonheur.

Ils étaient épris de liberté. Il leur semblait que le monde entier était à leur mesure ; ils vivaient au rythme de leur soif et leur exubérance était inextinguible ; leur enthousiasme ne connaissait plus de bornes. Ils auraient pu marcher, courir, danser, chanter toute la nuit.
Le lendemain, ils ne se voyaient pas. Les couples restaient enfermés chez eux, à la diète, écoeurés, abusant de cafés noirs et de cachets effervescents. Ils ne sortaient qu’à la nuit tombée, allaient manger dans un snack-bar cher un steak nature. Ils prenaient des décisions draconiennes : ils ne fumeraient plus, ne boiraient plus, ne gaspilleraient leur argent. Ils se sentaient vides et bêtes et dans le souvenir qu’ils gardaient de leur mémorable beuverie s’inséraient toujours une certaine nostalgie, un énervement incertain, un sentiment ambigu, comme si le mouvement même qui les avaient portés à boire n’avait fait qu’aviver une incompréhension plus fondamentale, une irritation plus insistante, une contradiction plus fermée dont ils ne pouvaient se distraire.»


Les choses : une histoire des années soixante. Georges Perec. Julliard (1965)

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