« J’évoluais dans un univers de femmes enceintes. La Renée fut grosse douze fois. Ces femmes enceintes, le berceau de mon enfance, avaient le ventre rond et la démarche portée en arrière, le corps soumis à l’effervescence du sperme. Après toutes les contraintes qui dénaturent l’esprit, après la manière dont l’institution enlise toute liberté, après l’école et la religion pour programmer en mères qui élèvent bien leurs enfants, le dernier maillon de la chaîne : le ventre obèse, puis les petits criards dans leurs jambes. Le vrai sacrifice. Le règne du plus fort s’édifie par une paire de couilles. Les femmes sont les pondeuses. Le mâle-prolo, caricature d’homme libre, ne sait pas à quel point il dit juste quand, lubrique, il invite : «Tu viens, ma poule…» Il achève par le bas.
D’esclave à esclave, esclave fort sur esclave faible ; après les approches amoureuses, c’est l’amour à l’étouffée. Les illusions, les rêves ont fait long feu. Ne reste que le rafistolage social pour s’en sortir, si peu… L’étouffement par la parole et le corps. Quand il dit : «J’vais tirer un coup avec ma Germaine…», il y a le mot coup. Dans le lit où ils cohabitent, qu’elle le reçoive, consentante ou non, amoureuse ou pas. Les conditions de survie sont telles qu’il la baise comme un coup de glaive et, pour ce mince jet de plaisir, il l’éventre de l’intérieur pour neuf mois. Elles deviennent grosses, se traînent grosses. Si, dans ce milieu de femmes enceintes où je jouais et miaulais en chat échappé d’une portée, si, éveillé à la culture et à la conscience, j’avais pu poser mon regard sur elles…
Ni les hommes, ni les femmes, ni les enfants n’étaient (et ne sont encore) ici des personnes, mais de simples gueules d’humains.
J’allais vivre pour ne jamais naître.»
Voleur de poules, une histoire d’enfant. Roger Knobelspiess. Flammarion (1991)
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