Ma nuit chez Maud. Éric Rohmer (1969)
Tout honneur et toute gloire par Ariane Beauvillard (critikat.com)
Réécrit à partir d’un scénario qui devait se dérouler au départ pendant la Seconde Guerre mondiale et ses couvre-feux, Ma nuit chez Maud sort en 1969 comme le troisième volet des contes moraux d’Éric Rohmer. À mi-chemin entre le film de critique au sens kantien du terme et la bluette hasardeuse si chère aux cinéastes de sa génération, il s’agit probablement d’une des épopées philosophiques les plus réussies de Rohmer. Parce que le cinéma, ici, n’a pas pour finalité d’apprendre à mourir mais celle d’apprendre à vivre avec les contradictions intrinsèques à chaque être humain. Ce divertissement tant haï par un Pascal à l’avant-garde du jansénisme est renversé en hymne à la foi en l’homme.
Après La Carrière de Suzanne et La Boulangère de Monceau, Éric Rohmer revenait à ses contes moraux pour s’intéresser à un problème pascalien par excellence : celui de la mauvaise conscience. Loin de la simple discussion filmée, Rohmer montre comment, dans un noir et blanc parfait, quelques personnes vivent avec leur contradiction et leurs croyances. Quelques séquences dans une église et une dialectique pascalienne ne font pourtant pas de ce film une œuvre chrétienne : le sujet est bien davantage celui de la confrontation des êtres que des fois. Jean-Louis est catholique, son ami Vidal marxiste, et Maud, la fameuse, est athée. L’absence de croyance religieuse ou politique étant le socle d’une foi sociale, Maud sera la reine des débats philosophiques et amoureux, en tant que femme, en tant qu’arbitre.
C’est un Clermont-Ferrand tapi de neige et éclairé par les guirlandes de Noël qui constitue le décor de Ma nuit chez Maud : jour de fête pour les catholiques, jour de retour sur sa foi pour Jean-Louis, jeune ingénieur dans la fameuse usine Michelin auvergnate. Arrivé depuis trois mois dans la région, il ne connaît personne, mis à part cette apparition, Françoise, qu’il croise toutes les semaines à l’office et qu’il a choisie, par une «idée brusque et définitive», comme sa future femme. Jean-Louis croit au hasard, mais au calcul également. Il rencontre aussi Vidal, un ami d’adolescence devenu professeur de philosophie à l’université qui lui présente lors d’un dîner Maud, chez qui il restera à cause de la neige et de son insistance. Le centre du film est donc cette discussion à bâtons rompus sur ce qu’est la croyance humaine, en Dieu, en l’ordre social ou en l’amour unique.
Dans une nature qui n’est pas sans rappeler la fausse pureté des paysages de Bergman, Jean-Louis passe d’églises en appartements, entrouvrant les portes. On ne sait jamais où est vraiment l’entrée et la sortie du monde dans ce film mais quelques clés apparaissent pourtant : la ville est le monde du bruit, mais aussi celui de la rencontre. L’être humain au milieu des autres trouve le courage d’aller vers ces autres. Lorsqu’il est en intérieur, il revient à son questionnement ontologique : où est la vie ? Dans les deux pour Rohmer, l’un ne va sans l’autre. Ma nuit chez Maud est un film sur la confrontation des êtres à la réalité plurielle : par un gros plan sur une page de Pascal, par un plan fixe sur le sermon du prêtre, le réalisateur place ses personnages face à eux-mêmes et face au monde qu’on ne peut voir uniquement par la contemplation. Dans le dialogue même, Rohmer utilise le champ/contre-champ sur un mode étonnant qui joue de la référence à une célèbre discussion de Persona de Bergman : ne suivant pas seulement la conversation, il filme avant tout la parole et l’écoute, la réaction. On ne parle pas pour soi mais pour expliquer et s’expliquer. C’est sans doute la vision d’une parole unique fermée pascalienne que Rohmer défend le moins.
Ce qui fait la beauté de l’être humain, sa capacité à communiquer, donc à sortir de soi, est aussi la source de ses problèmes : car Maud, divorcée, libre, est aussi très belle, donc désirable, et susceptible de faire vaciller Jean-Louis dans sa profonde certitude que l’amour ne va pas sans la fidélité sexuelle. Vidal le marxiste vit, quant à lui, dans un jansénisme en fait beaucoup plus profond que son ami catholique : il aime Maud mais part, pour laisser Jean-Louis et Maud faire l’amour, et pour avoir raison. Ce qui sépare les êtres ne sont donc pas tant les croyances que la confrontation de chacun à la souffrance et au doute. Jean-Louis, derrière son allure de premier communiant, est un jouisseur des bonnes choses, un idéaliste amoureux. Vidal est engoncé dans une liturgie de la résignation faussement joyeuse. Et Maud souffre, trop pour comprendre que le bonheur de Jean-Louis ne se trouve pas dans l’oubli qu’elle a choisi. L’arbitre est Maud car c’est elle qui donnera raison aux deux hommes : Vidal, s’il ne change pas de route, souffrira ; Jean-Louis refusera son corps pour conserver son amour intact.
Vraiment intact ? Rien n’est tracé définitivement dans Ma nuit chez Maud comme le montre la fin. Parce que le calcul des probabilités si cher à Jean-Louis ne tient pas compte du hasard, moins présent que dans les premiers films de Jacques Demy, mais tout aussi capable de mettre les personnages à l’épreuve de ce qui sort de la foi : la simple vie. Contrairement à ce que dit Pascal, ce ne sont pas les passions les «plus grands obstacles», mais la représentation que l’homme s’en fait et la façon dont il les intègre. Ce film n’est pas un cours théorique ou didactique : il est réflexion, mais il est surtout résultat ; comme en philosophie, le discours n’a aucun sens sans son épreuve à la vie pratique. Le pratique est ici dramaturgique et visuel : les personnages semblent peupler des espaces vides par leur présence et leur espérance.
«Tant pis si je me trompe… et puis je ne me trompe pas.» s’exclame Jean-Louis au cours du film. La foi de chacun dépasse son objet : c’est bien des hommes que filme Rohmer, non des idées plaquées sur des caractères humains. La déambulation de l’être est physique, éprouvante, heureuse parfois quand on «reconnaît ce qui est bon». Pas de moralisme en vue, ni même de morale établie. Ma nuit chez Maud est un film supérieurement intelligent et esthétiquement à la pointe de l’élégance. Filmer le doute philosophique était aussi osé en 1969 qu’il le serait aujourd’hui. Si Rohmer n’existait pas, alors tout, ou presque, serait perdu.
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