Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers). Bruno Podalydès (1998)
30 ans, l'âge mûr où Albert s'aperçoit qu'il ne peut pas compter sur... lui-même. Un film enthousiaste et détonnant sur l'indécision.
Portrait d'un homme jeune avec calvitie galopante : voilà qui pourrait faire un sous-titre si toutefois le film n'en avait pas déjà un, très approprié, Versailles-Chantiers. Une référence au premier opus de Podalydès, Versailles-Rive gauche, dont on retrouve ici le personnage central six ans après, la vie et les pensées en... chantier.
Albert (Denis Podalydès) vit seul dans sa garçonnière de Versailles, fréquente toujours ses copains d'enfance, roule en Twingo, se parle à lui-même, hésite interminablement avant de prendre la moindre décision, laisse les événements trancher pour lui, et les autres parler ou agir. D'ailleurs, il est preneur de son. Et les jours d'élection municipale, il recueille bénévolement les bulletins au bureau de vote du coin. Deux manières de s'en remettre aux avis et aux choix d'autrui.
Voilà le tableau. Délicieusement flou comme son modèle. 30 ans, beaucoup de poussière, de moins en moins de cheveux -les dialogues y reviennent sans cesse. Si le dernier film de Desplechin, Comment je me suis disputé (auquel on songe inévitablement, casting et sujet obligent), était l'histoire d'un garçon qui a perdu "les règles de sa vie", celui de Podalydès est celle d'un type qui ne les a pas encore trouvées. Et qui attend qu'elles tombent du ciel. Posture plutôt optimiste donc (comme le film), mais "résolument" passive.
A défaut de ciel, les filles aideront un peu Albert à s'y retrouver. Inutile de préciser qu'elles font les premiers pas. Amour-copain avec Valérie la Toulousaine, rencontrée lors d'un déplacement professionnel. "Plan cul" inopiné avec Corinne, la policière versaillaise. Prémices d'un amour tout court avec Anna Festival (quel nom!), sorte de duchesse de Guermantes locale, d'abord si inaccessible qu'Albert passe leur premier dîner en tête-à-tête à aller vomir aux toilettes. Vertige de l'homme mou face à la détermination, au désir féminins...
Voilà pour l'"intrigue", encore que le terme paraisse ici bien étriqué. Il faudrait plutôt parler d'un canevas, magnifiquement élaboré, dont les motifs (la nostalgie de l'enfance, l'amitié, le sexe, les mensonges et autres dérobades, l'impossibilité de vivre l'instant présent, la trouille et l'envie de choisir enfin un cap...) apparaissent, disparaissent et réapparaissent sans crier gare, à la faveur de situations toujours nouvelles. Comme ces mélodies (Guantamera ou La Javaise) qui reviennent sans cesse dans le film, mais orchestrées différemment, fanfare lointaine des souvenirs ou suave musique d'ambiance pour moments intimes. Ou vice versa.
Il faudrait surtout dire la drôlerie enthousiasmante que recèle chaque séquence, sinon chaque plan. L'espiéglerie subtile du metteur en scène, son habileté à s'emparer des plus infimes bizarreries ou absurdités du quotidien, des moindres défaillances de la parole et du corps pour en extirer une saveur burlesque, sans jamais avoir à enfoncer le clou. Les petites humiliations d'Albert, ses dilemnes, du plus anodin (quelle chemise vais-je mettre ?, est-ce que j'aime vraiment la raclette ?) au plus crucial (quelle fille j'aime ?) fournissent la matière première comique. Denis Podalydès, acteur extraterrestre l'étire jusqu'à la folie. Mais douce.
Douce aussi est la morale du film, où le ridicule ne tue personne, bien au contraire. Se laisser balloter par le vent et les autres, c'est aussi jouer le coup de dés permanent, rester ouvert à tous les possibles. Y compris au meilleur. Albert n'a peut-être rien choisi lui-même, mais il s'en porte bien. Dans un monde qui enjoint toujours plus à l'initiative et à la volonté individuelles, le film de Podalydès détonne tranquillement, éloge malicieux de la velléité et de l'indécision.
Louis Guichard Télérama
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