«Ce qui est le plus nouveau, le plus puissant dans ce dont nous parlons ici, ce n’est pas tant la production et la transmission des images, mais de la voix. Si on tient la voix pour un médium auto-affectif (un médium qui se donne pour auto-affectif même s’il ne l’est pas), un élément de la présence absolue, alors le fait de pouvoir garder la voix de quelqu’un qui est mort ou radicalement absent, de pouvoir enregistrer, je veux dire reproduire et transmettre la voix du mort ou du vivant-absent, voilà une possibilité inouïe, unique et sans précédent. Ce qui nous arrive par la voix ainsi re-produite dans sa production originaire est marqué d’un sceau d’authenticité et de présence qu’aucune image n’égalerait jamais.
La puissance télévisuelle est vocale, au moins autant que la radiophonie. On soupçonne beaucoup moins naturellement la recomposition artificielle et synthétique d’une voix que celle d’une image. On sait qu’il y a des voix synthétiques, mais on ne soupçonnera pas une voix aussi facilement, aussi spontanément, qu’on soupçonnerait des images. Cela tient donc à la valeur de présence réelle dont nous affecte la spectralité de la voix re-produite – à un degré et selon une structure que la virtualité visuelle n’atteindra jamais. C’est que l’auto-affection phénoménale nous renvoie à une proximité vivante, à la source émettrice, productrice, ce que ne fait pas la caméra qui capte une image.
L’enregistrement de la voix re-produit une production. L’«image» vocale est ici l’image d’une production vivante et non d’un objet-spectacle. En ce sens, ce n’est même plus une image, mais la re-production de la chose même, de la production même. Je suis toujours bouleversé quand j’entends la voix de quelqu’un qui est mort, comme je ne le suis pas quand je vois une photographie ou une image du mort. On se rend moins attentif à la même possibilité dans la quotidienneté du téléphone. Mais imaginez que vous entendez sur un répondeur la voix de quelqu’un que vous appelez et qui vient de mourir – ou simplement qui est devenu aphasique dans l’intervalle. Cela arrive, vous savez... Je suppose que cette expérience nous est commune.
Il y a là la re-production en tant que re-production de la vie par elle-même, et la production est archivée comme source, non comme image. C’est une image mais une image qui s’efface comme image, une représentation qui se donne comme pure présentation. On peut archiver et spectraliser la vie elle-même dans son auto-affection. On le sait, quand quelqu’un parle, il s’affecte lui-même. Mais quelqu’un qui se donne à voir ne se voit pas nécessairement. Dans la voix, l’auto-affection elle-même est (supposée) enregistrée et communiquée. Et cette supposition forme la trame essentielle de notre écoute. Je parle ici de la voix, non de la sonorité en général, du chant, par exemple, et non de la musique en général. [C’est] un point absolument essentiel dans le retour du religieux partout où il passe par la voix.
Je peux aussi être touché, présentement, par la parole enregistrée d’un mort ou d’une morte. Je peux, ici et maintenant, être affecté par une voix d’outretombe. Ce qu’il faut, c’est entendre, ici et maintenant, ce qui fut, dans le présent restauré d’une auto-affection, le s’entendre-parler-soi-même ou le s’entendre-chanter- soi-même de l’autre-mort: comme un autre présent vivant.
Mais je puis aussi, grâce à une machine télécommunicative capable de reproduction, m’adresser à moi-même, parler, répondre à l’autre ainsi représenté dans sa présence (donc mort ou vif, à partir de là cela fait peu de différence). Miracle de la technologie, je peux aussi prier à travers ces machines à itérabilité que sont déjà les mots, les grammaires, les langues, les gestes codés, les rites – et cela en des lieux et à des moments, ici et maintenant, que je tiens pour absolument singuliers: irremplaçables.
Et je peux même prier Dieu. Dieu vivant ou Dieu mort, Dieu mort vivant, à partir de là cela fait peu de différence. Je peux élever ma prière vers lui à travers un portable que je transporte sur moi, le déplaçant avec l’ici-maintenant de mon corps propre, comme si c’était mon corps, mon «origine», mon «point-zéro», ma bouche, mes mains, mon oreille.
A une distance quasi infinie, grâce aux satellites, je peux non seulement m’adresser à Dieu mais, mieux encore, je peux, croyant en lui, croire que je lui transmets immédiatement, de ma main, la prière portable de l’un des miens qui, présent à Brooklyn ou, la différence n’est pas grande, immobilisé dans le quartier juif orthodoxe de Méa Shéarim, s’adresse ainsi à Dieu par téléphone depuis le mur des Lamentations (où je me trouvais présent moi-même).
Comme un certain Nahman Bitton le fit un jour et fut photographié par un journaliste (la photo a été publiée) à l’instant où, posant son portable sur le mur, il transmettait ainsi la prière de son correspondant. Celui-ci priait dans son portable collé au mur. Ce qui manque à cette archive pour qu’elle soit complète, c’est le contenu enregistré de la prière elle-même. De la prière portable et portée, transportée sur-le-champ ou à même le mur. Mais Dieu sait, et nous aussi, que cela n’aurait pas été impossible. De meilleurs paparazzi réussiront sûrement à le faire un jour.
Quant à cette expression, «retour du religieux», comment faire pour ne pas se contenter des choses qui sont vraies mais que tout le monde sait et dit? Bien sûr, ce retour suit l’effondrement de tant de choses, empires, régimes totalitaires, philosophèmes, idéologèmes, etc. C’est vrai, mais cela ne suffit pas peut-être à saisir ce qui, dans l’expression «retour du religieux», garde une dimension théâtrale.
Le religieux n’avait pas disparu, il n’était pas mort, seulement réprimé dans les sociétés totalitaires, communistes, dans les colonies, etc.; l’islam n’était pas mort ou parti, seulement dominé, censuré, réprimé dans tant de sociétés coloniales. Le retour ne signifie donc pas que la religion revienne, mais qu’elle revient sur scène et sur une scène publique mondiale. Avec, encore une fois, toutes les connotations du retour comme revenance et réapparition spectrale.
Le retour c’est sa réapparition sur scène et nullement sa renaissance: la religion ne renaît pas. D’ailleurs, on n’a qu’à voir ce qui s’est passé en Russie et ailleurs. On a l’impression qu’elle n’a jamais été aussi vivante, la religion, que cachée pendant soixante-dix années de totalitarisme. Et voici que tout d’un coup, intacte, elle revient sur la scène, plus vivante que jamais.
Entre awakening et return il y a cet éclat de la visibilité: on peut enfin pratiquer sa religion d’une façon manifeste, dans la force de la phénoménalité, la levée de la répression (répression autant dans le sens de l’inconscient que de la politique). Il y a là, à cause de la répression, une accumulation de force, une potentialisation, un déferlement de conviction, un surcroît de puissance extraordinaire.»
Surtout pas de journalistes ! Jacques Derrida. Galilée (2016)