dimanche 15 février 2015

«Je dois dire d'abord là-dessus que cet homme si souvent décrit, qui suit en toutes ses actions les calculs de l'intérêt, je ne l'ai jamais rencontré. Chacun a éprouvé plus ou moins les étranges fureurs de l'amour ; on peut mourir d'amour, vouloir mourir d'amour, vouloir tuer et tuer ce qu'on aime, ce qui revient à se jeter, par convulsion et révolte, dans un malheur plus profond et plus irrémédiable encore. Observez bien en quel sens ces fureurs sont guerrières, au sens entier du mot. Oui le jaloux s'élance intrépidement contre son propre intérêt, comme s'il prenait plaisir à se déchirer lui-même. Je n'insiste pas sur les farouches plaisirs de la vengeance, dont je ne puis guère parler que par ouï-dire ; mais il est assez connu que ce sentiment fait accepter de grandes souffrances, avec l'espoir d'en inspirer de pires. Il est assez clair aussi qu'en toutes ces passions, il y a, au fond du coeur, un pressentiment de l'acte redoutable, et une sorte de fatalité qui fait horreur. C'est moi, et pourtant  c'est plus fort que moi, ce que le mot passion exprime si bien. La colère est la forme commune des passions dans leur paroxysme ; de toutes, même de la peur. Et c'est là qu'on peut voir comment l'homme arrive vite à oublier son intérêt prudemment calculé, et même sa propre conservation. Il est ordinaire qu'une colère, même née de petites causes, nous porte à des actes extravagants, comme de frapper, de briser, et même d'injurier des choses. Et j'ose dire que le plus profond de la colère est la colère d'être en colère, et de savoir qu'on s'y jettera, et de la sentir monter en soi comme une tempête physique. Le mot irritation en son double sens, explique assez cela, si l'on y pense avec suite. L'enfant crie de plus en plus fort principalement  parce qu'il s'irrite de crier, comme d'autres s'irritent de tousser.»

Mars ou la guerre jugéeAlain. Editions Gallimard (1936)


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