La naissance des pieuvres. Céline Sciamma (2007)
«Pour moi, la pieuvre est ce monstre qui grandit dans notre ventre quand nous tombons amoureux, cet animal maritime qui lâche son encre en nous. C’est ce qui arrive à mes personnages dans le film, trois adolescentes, Marie, Anne et Floriane. Et justement, la pieuvre a pour particularité d’avoir trois cœurs.» C’est ainsi que Sciamma résume son premier film : l’histoire de l’été qui va chambouler la vie de trois adolescentes, chacune prise dans un tourbillon amoureux. Chacune d’elles est également confrontée aux regards extérieurs, souvent critiques. Anne est complexée par son poids, Floriane subit un slut-shaming constant. Seule Marie, discrète et effacée, semble à l’abri des regards des jeunes de son âge. Mais c’est pour mieux tomber dans les tentacules de Floriane.
Naissance des Pieuvres contient déjà toute l’essence du cinéma de Sciamma : des récits de jeunes filles confrontées aux jugements, à une époque parfois oppressive dès qu’il s’agit de ne pas se confronter aux normes, sexuelles ou physiques. Il y a aussi cette composante essentielle du « Sciamma Cinematic Universe » : des personnages queers écrits avec une grande justesse. L’un des enjeux principaux du film, si ce n’est l’enjeu principal, est l’attirance de Marie pour Floriane. Est-elle réciproque, va-t-elle être consommée ou Floriane est-elle juste en train de manipuler Marie? Le film maintient malgré sa courte durée (1h25) un suspense presque suffocant tant l’on voudrait que la pauvre Marie soit fixée sentimentalement. Sciamma sait écrire ses personnages avec une grande sensibilité et empathie. Le cheminement intérieur de Marie, malgré sa beauté, en devient par moments douloureux. Mais ce n’est pour autant que l’on éprouve de l’antipathie envers Floriane. Le scénario fait rapidement comprendre que sous sa perfection d’athlète et de nymphe, se cache au fond une jeune fille perdue qui est davantage une victime du regard masculin, et plus généralement de prédateurs âgés de plus de 18 ans. Une manière de rappeler que dès l’adolescence, les corps féminins n’appartiennent déjà plus à leurs propriétaires, mais au patriarcat. Et la scène où Floriane décide d’avoir sa première fois révèle, loin des apparences, une envie de se réapproprier son corps malgré la pression qui pèse sur ses frêles épaules.
Anne est également de son côté un personnage très intéressant. Loin de juger son poids comme une malédiction à l’instar de beaucoup de films actuels, Sciamma se penche sur les complexes de son personnage avec beaucoup de sensibilité et de tact. Elle capte au passage ces changements invisibles mais présents, le passage de l’enfance à l’âge adulte caractérisés ici par un Happy Meal qu’on lui refuse. Un geste somme toute banal mais qui montre le changement inéluctable qui se produit en elle.
On pourrait dire au fond que Naissance des Pieuvres raconte ce que beaucoup de teen-movies disent de l’adolescence : l’arrivée du désir, le questionnement sur son orientation sexuelle, ou même tout ce que les complexes du poids peuvent faire subir aux jeunes femmes. Mais Sciamma le montre avec un souci de réalisme, sans happy-end ni misérabilisme. Loin d’offrir un avenir sombre à ses héroïnes, Sciamma rappelle avec sa superbe séquence finale que ses nymphes, liées par une superbe amitié ont la vie devant elles. Porté par un trio d’actrices attachant, et bercé par l’envoûtante musique de Para One, Naissance des Pieuvres est un premier film prometteur pour l’époque, et Sciamma n’a pas déçu depuis. Si la mise en scène reste par moments trop timide, tout l’univers de la réalisatrice se trouve dans ce doux teen-movie aussi mélancolique qu’émancipateur.
leschroniquesdecliffhanger.com
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