Je ne vais pas vous raconter ma vie (nous ne sommes pas là
pour ça), mais il se trouve qu’en 1981, je suis resté des mois sans
pratiquement jamais sortir de chez moi. J’occupais un petit studio en haut de
la rue Saint-André-des-Arts. Officiellement, je terminais une thèse (ne me
demandez pas laquelle). Je n’avais pas de cours, et peu d’argent. Je passais
mes journées à lire : les quotidiens, les hebdos, les mensuels, tout. Un vrai
papivore. Je ne voyais personne. Je ne prenais même plus la peine de descendre
la rue pour aller au cinéma, au Saint-André bien sûr, ma salle fétiche d’alors,
celle-là même où quelques années plus tard allait être programmé Reprise. Ma
seule sortie quotidienne consistait à me traîner le matin à huit heures et
demie jusqu’au carrefour Buci, pour y faire l’ouverture de la supérette. A
l’aller, je renouvelais ma provision de cigarettes au café-tabac (la nuit
m’avait souvent laissé en panne), au retour, ma provision de lecture au
marchand de journaux (je devrais dire chez, mais comme son étal était dans la
rue…). Si l’on me demande un jour où j’étais en mai-juin 81, voici la réponse :
j’étais chez moi. Je n’en ai pas bougé.
Deux catastrophes majeures (à tout le moins : pour mon mode de vie) survinrent,
coup sur coup, durant cette période : l’arrêt successif de mes deux
publications favorites, celles auxquelles je consacrais le plus de temps :
Libération, arrêté pour cause de “nouvelle formule”, et Charlie hebdo, lancé en
représailles dans une éphémère aventure quotidienne.
De rage, j’arrêtai de lire, ce qui réduisit encore mes sorties. Pour le tabac
et les courses, je pouvais me contenter d’un raid tous les trois-quatre jours,
il suffisait d’acheter les cigarettes en cartouche, et les yaourts en pack de
douze. Ma dernière visite - ma visite d’adieu - au marchand de journaux fut
pour lui prendre deux gros numéros spéciaux des Cahiers du cinéma consacrés à
la “situation du cinéma français”.
J’ai passé l’été 81 à lire, relire et relire encore ces deux numéros. On y
trouvait les réponses de deux cents cinéastes (dont je connaissais à peine le
quart) à un questionnaire éclectique, des études définitives sur des auteurs
qui m’étaient, pour certains, familiers (Pialat, Mocky…), pour d’autres, pas du
tout (Garrel, les Straub…), des papiers savants sur la production et la
technique dont je ne comprenais pas un traître mot. Ma cinéphilie n’était pas
alors des plus pointues. Je lisais vraiment pour le plaisir du texte. Et puis
il y avait les images, les photos, quelques dessins (l’un de Tati). Dans le
premier des deux numéros, deux pages intitulées “Le cinéma direct en dix
images” étaient consacrées au cinéma documentaire. Serge Daney et Serge Le
Péron avaient choisi dix films, avec pour chaque un photogramme et un petit
texte, genre haïku. Pêle-mêle : Histoire d’A. ; le film de Depardon sur la
campagne de Giscard en 74, 50,81% ; Genèse d’un repas de Luc Moullet ; Comment
Yu-Kong déplaça les montagnes de Joris Ivens et… La Reprise du travail aux
usines Wonder.
Le photogramme. Une jeune femme brune qui, nous disait-on, ne voulait pas aller
travailler (comme je la comprenais !). Le titre. La Sortie des usines Lumière,
bien sûr. Et cette usine nommée Wonder… Wonderland. Alice sommée d’aller à
l’usine. Je ne sais pas si, sans cette lecture monomaniaque de l’été 81,
j’aurais un jour écrit aux Cahiers du cinéma, et, plus tard, essayé de mettre
en scène des films. Je sais simplement que Reprise vient de là.
Juste avant qu’on tourne, j’ai exhumé le vieux numéro des Cahiers. J’étais
persuadé que le photogramme montrait la jeune femme en train de crier. En fait,
non. Elle est muette, au milieu de l’image, dans sa blouse blanche. Bras
croisés. Sans doute rien d’autre qu’une attitude familière. Je les vois bien,
ces ouvrières de chez Wonder, s’attendant les unes les autres, le midi, en
blouse blanche, les bras croisés, à la porte de l’usine. L’hiver, piétinant un
peu sur place pour combattre le froid. Sauf que ce jour de reprise, les bras
croisés, ça dénote tout de suite autre chose. C’est la grève qui continue. Il y
aurait ainsi celles et ceux qui reprendraient le travail, et celles et ceux
qui, ostensiblement, resteraient les bras croisés.
Le reste de la photo pousse dans ce sens. La jeune femme est le seul personnage
immobile. Tout, dans son visage, indique le refus : son menton relevé (le refus
de baisser la tête), sa lippe (le refus de la fermer).
Autour d’elle, on semble s’agiter dans tous les sens. Au premier plan, un
homme, la cravate en bataille (nous l’appellerons : l’homme à la cravate), tord
le cou pour regarder droite-cadre. La blancheur de sa chemise et la blancheur
de la blouse de la jeune ouvrière qui claquent dans une image charbonneuse,
comme si la saleté de l’usine avait contaminé la tireuse. Quand ai-je commencé
à croire qu’elle criait, sur la photo ? Probablement après avoir vu le film.
C’était en 82 ou en 83. Je le guettais, dans les programmes de la Cinémathèque.
Il passait de temps en temps. De tous les films tournés en 68, c’est
probablement le plus connu. Le plus diffusé, d’une manière militante, dans les
années 70. Le plus cité, sous forme d’extraits, dans les émissions
commémoratives dont la télévision a le secret. Peut-être parce qu’à la
différence des autres, de tous les autres, c’est un film presque sans montage
(un plan d’ensemble, suivi d’un plan-séquence), sans commentaire, bref sans
manipulation possible. Brut.
Donc, un jour, je l’ai vue. Et je l’ai entendue crier. Qu’elle ne mettrait plus
les pieds dans cette taule. Cette voix, sa coiffure, tellement nouvelle vague.
Et puis ce chef du personnel, blouse grise, coupe en brosse, le regard perçant
derrière ses lunettes finement cerclées, appelant le personnel de chez Wonder à
“rentrer tranquillement”. Un petit geste de la main qu’il a, au passage de
chaque ouvrier, chaque ouvrière, comme pour les pousser dans la gueule de
l’usine. Et les ouvriers, les ouvrières, qui rentrent, en baissant un peu la
tête quand ils passent la petite porte d’entrée.
Voilà ce que j’ai vu.
Après, seulement après, j’ai vu le reste. Cette extraordinaire concentration,
sur quelques mètres carrés de trottoir, de tous les personnages du petit
théâtre de 68. La jeune ouvrière révoltée qui parle avec ses tripes, les
militants de la CGT, qui appellent à la reprise, le jeune gauchiste de service,
qui dit qu’“on n’a rien gagné”.
En 86 éclate le mouvement étudiant contre le projet de loi dit Devaquet. C’est
la première grève étudiante à laquelle j’assiste de l’extérieur (il n’y a
pratiquement eu aucun mouvement entre… 81 et 86). J’observe la chose avec
beaucoup de curiosité. Je suis surtout frappé par les propos que tiennent les
étudiants devant les caméras de FR3. Il y a comme une faille entre le discours
des années 70, celui que j’ai connu et - bien modestement – pratiqué, dont le
socle était, pour aller vite, d’essence “soixante-huitarde”, et ce discours-là.
Je me souviens encore d’un micro-trottoir réalisé juste après une dispersion
policière, aux Invalides. Les étudiants y paraissaient stupéfaits de la
violence des forces de l’ordre. Pour des gens de ma génération (chez les
étudiants, les générations se succèdent vite), qui ont défilé des années sous
le slogan “CRS = SS”, abusif certes, et franchement désobligeant à l’égard des
policiers républicains membres de ces services, difficile de ne pas voir dans
cette ingénuité comme une rupture. Une transmission qui ne se serait pas
produite.
A ce moment-là, j’ai eu envie de montrer à ces étudiants les images de 68,
cette Reprise du travail…, une autre forme de violence en somme, une violence
des enjeux. L’idée de faire un court métrage là-dessus. Mais une fiction. Un
docu eût été trop sentencieux, trop donneur de leçon. Je n’ai aucune légitimité
pour donner des leçons à qui que ce soit.
J’ai commencé à penser un scénario avec un personnage à la Gegauff (comme
Gegauff en a écrit quelques-uns pour Chabrol et d’autres) : un homme d’une
quarantaine d’années essayait de séduire une étudiante de 20 ans, en faisant
mine de s’intéresser à son mouvement, et de n’avoir pour souci que de lui
prodiguer quelques conseils en agitation sociale. L’homme montrait à
l’étudiante le film de 68. A la fin, la jeune fille prenait le dragueur à son
propre piège, le transformait en pure icône révolutionnaire, et le confinait
dans le Royaume des Idées, loin de l’Empire de la Chair.
Le mouvement s’est arrêté net, dans les circonstances tragiques que l’on sait
(la mort de Malik Oussekine), et je n’ai jamais eu le temps de filmer in situ
(au cœur des manifs) cette petite fiction. Misère du cinéma, incapable d’être
synchrone avec l’événement. Persistance rétinienne aiguë, le film n’a jamais
cessé pour autant de me hanter. Un jour - nous sommes maintenant en 91 -,
j’en parle à Dominique Païni. Il me pousse à écrire un projet de deux ou trois
pages, qu’il me propose de passer aux Films d’Ici.
Plus question de finasser, de chercher je ne sais quelle fiction-alibi. Ce que
je veux, au fond, c’est la retrouver. Qu’elle me dise, je ne sais pas, qu’elle
n’a plus jamais connu, pour reprendre ses propres termes, “cette
dégueulasserie-là”, qu’elle s’est inscrite en socio à Vincennes, ou qu’elle est
partie en Ardèche faire du fromage de chèvre. Ou simplement que ça va beaucoup
mieux depuis qu’elle est chez Duracell.
Lui redonner la parole. Parce qu’elle n’a eu droit qu’à une prise. Et que je
lui en dois bien une deuxième. Sinon, de quel droit nous je dis bien “nous”,
“nous-cinéastes”, c’est bien d’une responsabilité collective qu’il s’agit
pourrions comme ça entrer dans la vie des gens, avec une caméra et un Nagra,
les saisir, les fixer définitivement sur Celluloïd, les revoir, vingt, trente,
quarante ans après, sans jamais leur donner un droit de réponse, ou plutôt un
droit de suite ?
Reprise. Hervé Le Roux. Calmann-Lévy (1998)